Cliché dans le musée des horreurs au début du XXIe siècle
Il est impossible d’opérer un repérage exhaustif des risques d’origine anthropique au début du XXIe siècle. Tentons néanmoins d’en dresser les contours, car il sera toujours utile d’avoir le portrait-robot de l’ennemi à combattre tout au long de l’enquête BH22.
Commençons par un bref aperçu des principaux bouleversements qui doivent attirer notre attention : explosion et vieillissement démographique, conflits armés plus ou moins persistants, désastres industriels, pollution généralisée, épuisement des ressources non renouvelables, évolution du climat, réduction de la biodiversité, croissance des inégalités, crise financière et risque de dépression économique généralisée, recul des acquis sociaux sous l’effet du déploiement d’une mondialisation financiarisée, accroissement des disparités Nord/Sud, chaos et autodestruction qui semblent régner dans les pays pauvres du Sud, tendances socio-centriques en Extrême Orient, montée des extrémismes… voici là quelques sujets qui doivent interpeller à tous niveaux, citoyens du monde et gouvernants. Ajoutons à ce panorama quelques effets combinés potentiels de ces dérèglements, comme par exemple des mutations génétiques non contrôlées, le vieillissement des stocks d’armements nucléaires plus ou moins surveillés et entretenus, l’accentuation des catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique, l’apparition de gigantesques mégalopoles aux règles de fonctionnement incertaines, l’accroissement simultané des taux de chômage, des taux de profit et des cours de la bourse, le déclenchement de pandémies, les virus létaux qui se propagent avec le tourisme international, les bactéries de plus en plus résistantes aux antibiotiques, la phénoménale fabrique de méthane que constitue le cheptel de ruminants destinés à satisfaire le régime de plus en plus carné de l’humanité contemporaine, la libanisation de régions entières qui se décomposent sous l’effet des conflits ethniques ou de guerres civiles ouvertes ou larvées…
Pensons également à toutes les innovations dont on ne mesure pas encore l’ensemble des conséquences : l’intervention sur le génome humain, la procréation médicale assistée, les nanotechnologies, le rôle des lobbies, et tous les changements dont on perçoit spontanément les avantages tout en suspectant que leurs implications généralisées pourraient bien constituer à terme des mutations anthropologiques d’importance : Internet et la communication interplanétaire en temps réel, le déploiement de la géolocalisation, les cellules souches, la fabrication additive… Mentionnons également les absents non excusés pour cette photographie d’ensemble : pas de gouvernance mondiale, pas de réduction de l’arsenal militaire mondial, pas de solution à l’extrême pauvreté, pas d’accord pour empêcher le climat de se réchauffer.
Enfin il faut souligner le caractère non directement perceptible de ces nouveaux risques. Ils sont généralement inaccessibles à nos organes des sens qui ne sont d’aucune aide en matière de détection ou de protection face à ces risques : la perturbation des grands équilibres de la biosphère, les mutations génétiques, l’extinction des espèces, les évolutions climatiques, l’importance du trou dans la couche d’ozone, la présence de nanoparticules ou de micro polluants, la dispersion de la puissance, la dérégulation des taux d’intérêt et des taux de change, la croissance des inégalités, l’énorme retard de développement du continent africain, tout cela reste imperceptibles pour nos cinq organes des sens … Nous n’avons pas de perception directe, et ne disposons par conséquent d’aucune connaissance intime de ces nouveaux dangers, comme si l’évolution des espèces n’avait pas prévu que l’homme puisse opérer sur ces nouveaux terrains de jeu rendus accessibles, comme par accident, par le développement techno-économique de la civilisation occidentale. Le repérage, la mesure de ces phénomènes ne sont possibles que par l’intermédiaire d’un appareillage techno-scientifique sophistiqué, dont les bilans ne sont pas toujours bien clairs ni fiables, non exempts de considérations marketing ou industrielles douteuses.
Enfin, les risques d’accidents industriels ou de méga pollution nucléaire, chimique, virale à grande échelle, parfois avec effets irréversibles (Bhopal, Three Miles Island, Seveso, Tchernobyl, AZF, Fukushima…), explosion de plateformes pétrolières, fuites et explosions en tout genre, sont le résultat le plus directement manifeste de l’emprise humaine sur le sort de la terre. Même la crise financière de 2008 pourrait être considérée comme un accident technoscientifique, ou du moins une défaillance des systèmes informatiques d’analyse et de détection des risques financiers.
Ce qui frappe dans ce panorama très approximatif, c’est l’éclatement des nouvelles problématiques auxquelles la civilisation occidentale est confrontée, la prolifération de sujets de vaste envergure, l’absence de logique d’ensemble, au final l’impressionnant potentiel de contradiction des temps présents. « Un monde se meurt, un nouveau monde tarde à apparaître, dans ce décalage peuvent apparaître des monstres » disait déjà Gramsci dans les années 1920, du fond des prisons mussoliniennes : un monde se meurt car il engendre à présent des bouleversements structurels qui le font vaciller sur ses propres bases historiques. Un nouveau monde tarde à apparaître, car aucune stratégie alternative de civilisation ne ressort clairement ni des faits ni des idées contemporaines, en aucun lieu de l’univers. Des monstres peuvent apparaître dans ce décalage : s’agit-il de véritables nouvelles créatures menaçantes pour la civilisation occidentale, ou seulement de vieux fantômes fatigués de ses angoisses de jeunesse ? Simples vieilles craintes qui n’auraient plus lieu d’être ? C’est dans ce décalage qu’il est intéressant d’interpeller la prospective : peut-elle nous éclairer sur ces monstres qui se profilent à l’horizon en ce début du xxie siècle, peut-elle nous aider à discerner quels sont les vrais et les faux monstres, les bons et les méchants, à horizon BH22 ?
Prévoir la façon dont la civilisation occidentale réagira à ces tensions ou accidents au fur et à mesure de leur apparition est un véritable défi pour l’intelligence collective, un défi d’abord en matière d’anticipation : quel est le véritable champ des possibles dans ces affaires complexes et enchevêtrées ? Peut-on démêler les espoirs et les craintes suscitées par les évolutions de nos sociétés avancées ? Où se situent les urgences ? Peut-on élaborer une cartographie qui soit compréhensible par tous ? Saurait-on, au moins, identifier les enjeux de civilisation les plus stratégiques sur le long terme, par exemple pour le siècle à venir ?
Publication : Jean-François Simonin, septembre 2013.