Haro sur la disruption ?

Haro sur la disruption ?

Retour sur les analyses figurant dans le livre : L’innovation frénétique – Construire ou déconstruire le monde à l’heure du numérique, Liber, sept. 2019.

La croyance dans les bienfaits de l’innovation technologique n’est jamais sérieusement remise en question dans la pensée occidentale. Pour notre rationalité scientifique et économique, il existe une sorte d’équivalence entre innovation et promesse de bien-être. Il est vrai qu’au cours des trois derniers siècles, de nombreuses innovations technologiques ont grandement aidé l’homme dans l’aménagement de ses conditions d’existence. On peut dire que ces innovations ont véritablement transformé la condition humaine. Du coup, pour la majeure partie des citoyens du monde, l’innovation technologique semble capable de résoudre tous les problèmes sociaux, individuels ou collectifs. Hors de l’innovation, point de salut. Les démocraties libérales consacrent même une partie de leurs fonds publics pour stimuler la recherche et l’innovation de différents types d’acteurs, le plus souvent privés. L’innovation technologique, bras armé de l’idéal occidental du progrès, fait figure d’un dogme dont l’utilité n’est jamais questionnée.

Pourtant, cette remise en question est impérative. Nous sommes au XXIe siècle, à l’ère de l’anthropocène, de la mondialisation et de la transformation numérique ; nous vivons dans un entrelacs de phénomènes naturels et humains enchevêtrés. Nous avons déjà transformé le monde dans de grandes proportions, et de nombreux projets industriels proposent de le transformer bien davantage encore. Les entreprises sont en quête d’innovations, ou de « ruptures », dans des domaines très sensibles : OGM, clonage, Gene drive, conquête spatiale, convergence NBIC, IA forte, crédit social, robotique avancée, ingénierie climatique, augmentation des capacités physiques et psychiques humaines, apprentissage profond, recherche d’immortalité, fusion homme-machine… Elles jouent avec les atomes, les molécules, les gènes, et les bits informatiques pour proposer de gigantesques projets de réingénierie de pans entiers du monde physique, végétal, animal et, à présent, humain.

La nouveauté aujourd’hui tient à l’incertitude quant au devenir physique du monde, à la capacité de l’écoumène terrestre de demeurer une plateforme biophysique apte à soutenir la vie des grands vertébrés, dont l’homme. Les cartes semblent devoir être rebattues, l’action de l’homme repensée, le statut de l’innovation redéfini. A certains égards l’innovation technologique ressemble à une course folle dans laquelle s’engouffrent la plupart des entreprises, multinationales ou start-up, qui y consacrent des milliards de dollars d’investissements sans s’interroger sur les finalités de ce qu’elles visent, ni sur le type de monde qu’elles contribuent ainsi à façonner. Cette situation pose nombre de questions stratégiques, dont certaines représentent de véritables enjeux de survie pour l’humanité. Dans ce contexte, cet essai réinterroge le sens de l’innovation technologique à la lumière de ce que les dernières générations de technosciences nous enseignent au début du XXIe siècle. Autour de trois axes :

  • Le repérage des principales mutations anthropologiques induites par les dernières innovations dans les NBIC, l’IA, le big data, la 3D et la blockchain. Ces mutations sont très substantielles, dès à présent. Nous sommes en train de quitter, en catimini, sans débat public, le registre du naturel et de l’humain, sans que personne ne sache vers où se dirige l’humanité à si grande vitesse ;
  • Le décryptage des principales orientations stratégiques des gouvernements et des grands acteurs de l’économie mondiale. Deux grandes orientations sont privilégiées. La première vers la réalité modifiée ; la seconde vers le transhumain. Réalité modifiée et transhumain sont les deux chimères qui captent toutes les énergies et les financements dans l’économie technolibérale contemporaine. Ces chimères magnétisent les recherches d’innovations de l’activité économique mondiale tout en exonérant ces innovations de toute responsabilité à l’égard du monde que pourtant elles configurent directement.
  • La mise à jour des liens qui unissent innovation technologique et finance. En effet, les méthodes actuelles de valorisation financière poussent à la prise de risque, à la survalorisation du présent et représentent une véritable invitation à l’exploitation à outrance des ressources naturelles et humaines, quoiqu’il puisse advenir à terme de l’état du monde dans lequel elles s’insèrent. L’innovation est dynamisée par la méthode de la VAN (Valeur Actualisée Nette) qui valorise tous les biens et projets au travers du seul prisme de leurs perspectives de bénéfices – et explique cette formidable tendance de l’économie mondiale à consommer par anticipation les ressources de l’avenir.

Il est clair que nous changeons le monde et que nous avons tout intérêt à comprendre quels sont les leviers de ce changement si nous voulons pouvoir en contrôler l’orientation ; si nous voulons comprendre comment une civilisation aussi puissante que la nôtre en est arrivée à devoir miser sur la disruption, avec tout ce qu’une telle stratégie peut comporter d’aléatoire et de dangereux. Car en effet, à quoi pourrait aboutir un monde conçu comme un cumul d’innovations et de ruptures technologiques, ou d’anticipation de résultats financiers ? Il faudrait pouvoir faire la part des choses entre les innovations qui fragilisent le devenir du monde, et celles qui pourraient le renforcer, voire l’augmenter. Il s’agit donc de poser les jalons d’une pensée de la transformation du monde. La transformation, c’est l’innovation, doublée de la conscience de ses impacts sur les équilibres de la biosphère. La transformation, c’est l’humanisme devenu conscient de son rôle à la fois créateur et destructeur sur cette Terre.

Il se pourrait que nous ayons fait fausse route en mettant l’homme, et non le monde, au centre de nos recherches en matière d’émancipation. Penser en termes de transformation du monde, c’est préserver la possibilité d’une recherche d’émancipation éclairée, délestée de la menace écocidaire et suicidaire inhérente à une pratique de l’innovation qui resterait aveugle quant à ses implications sur l’état du monde, sur le long terme.

Pour introduire à ces questions, retour sur chacun des chapitres du livre :

  • Transformation numérique et mutations anthropologiques ;
  • De l’humanisme au chimérisme ;
  • Esquisse d’une pensée de la transformation ;
  • Nietzsche et le profit de l’avenir ;
  • Valéry : l’esprit comme puissance de transformation.

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