Pierre Musso : la religion industrielle

La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise.

Fayard, avril 2017.

 

La réflexion de Pierre Musso est centrée autour de la fameuse intuition de Paul Valéry selon laquelle « la structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation… est œuvre de l’esprit ». Et il est vrai qu’avec une pareille entame, Musso s’oblige à scruter large et profond. Du coup, son essai renouvelle avec force la genèse de la question industrielle, notamment en lien avec ses racines spirituelles.

Musso questionne puissamment le « socle industrialiste » de l’Occident, et creuse en dessous des pierres posées sur ce terrain par Max Weber. Il faut, écrit-il, remonter nettement avant la formation de « l’éthique protestante » pour saisir en quoi l’industrie pourrait être œuvre de l’esprit. Il faut remonter au mystère de l’Incarnation. Au mystère, au mythe, au mensonge, ou à l’illusion d’Incarnation, peu importe. Mais il faut remonter au dogme du « Verbe qui se fait chair » pour comprendre « la puissance de la structure fiduciaire qui soutient l’Occident depuis des siècles. » (p. 12)

Le terme Industrie serait apparu en France vers 1370 sous la plume d’Oresme. « L‘industrie signifie le passage du pouvoir spirituel – la Foi céleste – vers le pouvoir incarné et agissant sur terre, sur la Nature et dans la Cité : à la fois mystère de l’Incarnation et la rationalisation-transformation du monde. » (p. 31). Non seulement l’industrie a pris la place de la religion, écrit Musso, mais elle représente la structure fiduciaire qui maintient l’édifice occidental en état de fonctionnement, y compris à l’ère de la mondialisation. A l’annonce d’une troisième ou quatrième révolution industrielle, au début du XXIe siècle, parfois en contraste avec certaines hypothèses de désindustrialisation, ce questionnement est particulièrement stimulant.

Sur la filiation Incarnation-Industrialisation

Musso reprend l’idée de Pierre Legendre, souvent cité, pour qui « le système industriel promu par l’Occident rivalise avec le grand rêve religieux. » « La religion industrielle s’est formée dans le sein chrétien d’Occident comme la combinaison d’une foi dans un grand mystère, celui de l’Incarnation, et d’une rationalité de l’efficacité fonctionnelle et pratique. L’Incarnation est l’objet du sacré et de la rationalité, l’objet de la mesure. » (p. 45) En fait l’industrie « incarne » des idées dans ses projets et ses produits. C’est la puissance d’une croyance fondatrice, à savoir l’Incarnation, mystère nodal du christianisme devenu un mythe qui procure à la religion industrialiste sa rationalité pratique, technicienne et utilitariste.

La techno-science-économie se présente selon Musso comme le versant rationnel de la religion industrielle, tandis que l’Incarnation opère sur son versant mystico-mythique ; une Incarnation qui circule du Christ à la Nature, puis à l’Humanité. Et depuis le XIXe siècle, le projet de l’Occident consiste à faire émerger un paradis sur terre. Musso parle d’une religion devenue horizontale, parce que terrestre et rationnelle, orientée par l’idée du Progrès et guidée par la promesse d’un bien-être à venir, sur une Terre devenue le nouveau théâtre de l’Incarnation. Contrairement aux idées reçues, explique Musso, l’Incarnation reste actuellement un grand récit très mobilisateur. Même s’il opère de façon souvent invisible, dans les coulisses des récits politiques ou économiques qui occupent le devant de la scène, il s’agit toujours pour le Verbe de se faire chair. De toute façon, les religions ne disparaissent jamais, elles ne font que modifier leurs objets ou leurs vecteurs. « Pour le dire de façon triviale, le moteur de l’industrie, c’est moins le régulateur à boules du moteur à vapeur de Watt, comme le répètent les récits de l’histoire de l’industrialisation, que la double hélice invisible de l’Incarnation et de la rationalité technicienne caractérisant l’industrialisation. «  (p. 62)

Naissance et déploiement de l’ère industrielle

Tout part d’un scénario fondateur élaboré vers l’an 1100, naissance de la religion industrialiste. Son architecture imaginaire, depuis cette date, est fixe. L’industrie était un fait à accomplir, avant de devenir un fait accompli, vers le milieu du XIXe siècle. L’Occident est la civilisation de l’Incarnation et cette Incarnation serait donc, selon le mot de J. Berman, le « bing bang originel » qui insuffle à l’industrialisation sa dynamique généralisée. Mystère d’autant plus puissant qu’il est difficile à admettre. Mais le fait est que la religion industrielle « ne tient qu’adossée au mystère de l’Incarnation ». Elle est « croyance irrationnelle, déraisonnable et illimitée dans la rationalité. » D’où la crainte que nous pouvons avoir à l’égard de sa puissance destructrice. Tout occupée à maximiser les incarnations du logos dans la chair du monde, elle serait potentiellement capable de passer la Nature entière à la moulinette de cette vocation industrialiste car, comme l’a dit Hegel voici près de deux siècles, « la Nature occupe un rang inférieur à l’Histoire » depuis que l’incarnation est devenu « le gong autour duquel tourne l’histoire du monde. » « La croyance dans l’Incarnation est l’élément clé de la foi industrialiste… L’incarnation du Verbe dans la chair est le référent de l’in-dustria, projection du souffle intérieur par l’action créatrice humaine, reproduisant la création divine. » (p. 71)

 

Depuis son origine l’Occident n’aurait connu que trois formes d’incarnation dans ses grands Corps successifs : Dieu, la Nature et l’Humanité. Trois étapes de la métamorphose du mystère de l’Incarnation dans un grand Corps, toujours plus abstrait. « A chacun est associé un récit, celui de la transsubstantion de l’Eucharistie, celui de la transformation de la Nature par la science et, enfin, celui de la transmutation de l’Humanité dans l’Histoire…. Ces trois transformations constituent la généalogie de la religion industrielle fondée sur le mouvement, le passage et le changement. » (p.79) Le point de vue de Weber est ici relégué au statut d’épiphénomène par rapport au profond mouvement de l’Incarnation qui, dit Musso en reprenant une expression de Marcel Gauchet, représente la véritable « optimisation active de la sphère terrestre. » Cette interprétation donne à comprendre comment l’entreprise industrielle procède de la croyance que Dieu a donné la terre à l’Homme en vue d’une exploitation à son seul profit. Les tendances écocidaires du monde industriel sont ainsi plus aisées à comprendre : le scénario fondateur de la religion industrielle selon Musso suppose l’action de l’homme sur une Nature détachée de la Création.

La religion industrielle contemporaine est l’aboutissement d’un double processus de rationalisation croissante et d’incarnations successives. Musso distingue trois grandes étapes, ou « bifurcations », de ces mutations successives : la première est contemporaine de la Réforme grégorienne ; elle instaure une première révolution industrielle qui s’institutionnalise dans les monastères. La seconde est positionnée entre 1600 et 1750, à la naissance de la science moderne ; elle donne naissance à la Manufacture dont les principales origines sont celles des Lumières écossaises ; et la troisième bifurcation, vers 1800-1950, représente le passage à la croyance d’une religion industrielle comme foi dans le progrès d’ordre technoscientifique : nous entrons là dans l’ère de la grande industrie sur fond de positivisme industriel, rationalisation machiniste, puis plus tard élaboration du corpus managérial et, enfin, sa rencontre avec la cybernétique.

 

Alors, qu’advient-il à horizon BH22 ? Coucher de soleil industrialiste ou renouveau du mythe de l’incarnation au travers des technologies de la convergence NBIC ou du deep learning ? Musso ne va pas, malheureusement, sur ces terrains. Pas un mot sur la numérisation, le big-data, l’intelligence artificielle, la financiarisation de l’économie. Pas un mot sur la mondialisation, le creusement des inégalités, l’entrée dans l’ère de l’anthropocène, autant de sujets qui seraient pourtant en lien direct la question de la « structure fiduciaire » de la civilisation contemporaine, et/ou celle des marchés financiers. Mais si La religion industrielle de Musso ne répond pas à ces questions, elle nous procure quelques outils solides pour y réfléchir par nous-même, et c’est déjà beaucoup.

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.

 

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