Pourquoi anticiper devient plus nécessaire au XXIe siècle ?
Jusqu’à un passé récent, disons jusqu’à la fin du XXe siècle, il était inutile de chercher à faire des prévisions sur une très longue durée, par exemple à horizon 2050, ou 2100, ou encore 2500. Rien ne l’exigeait vraiment. Si un individu vivant au XVe siècle avait souhaité se représenter le monde de l’an 2000, c’eut été par pure envie de se distraire ; rien à son époque ne rendait nécessaire ce type d’exercice. Le monde était illimité, dans le temps et dans l’espace, c’était une affaire entendue. La nature des activités humaines n’avait aucune incidence sur le devenir de ce monde. L’homme était certes redevable de ses actes devant Dieu ou devant la société, mais pas devant le monde lui-même. Les lois de la nature étaient écrites en langage mathématique, mais cela n’impliquait aucune responsabilité humaine vis-à-vis de l’état du monde.
Ce principe d’une totale disponibilité de l’avenir à l’égard de l’homme est en train de s’estomper ; ce principe devient contre-productif dans le monde d’aujourd’hui, au début du XXIe siècle. Nos choix stratégiques actuels et toutes leurs implications, volontaires et involontaires, influent déjà profondément sur le futur à moyen et long terme, tant au travers des déchets radioactifs, de la création de nouveaux matériaux et de chimères, de la destruction d’espèces endémiques, du changement climatique, des pollutions de diverses natures. Il devient à présent clair que la pensée de court terme, qui est devenue le paradigme temporel commun à l’ensemble de la civilisation occidentale, ne présage rien de bon pour le XXIIe siècle, notamment au regard des enseignements de la mondialisation et de l’anthropocène. Les exigences d’anticipation qui en découlent sont gigantesques, quasi inimaginables.
Anticiper devient, pour la première fois dans l’histoire, une nécessité incontournable. Mais cette nécessité pose un problème de méthode. Car tout se passe comme si la civilisation occidentale ne disposait d’aucun moyen d’anticiper à la hauteur de son pouvoir d’agir.
Car ce qui frappe lorsque l’on fait l’effort d’envisager la trajectoire de l’humanité sur une longue durée, par exemple sur les millénaires passés et les siècles à venir, c’est l’emballement des échelles de grandeur, l’envolée soudaine, depuis environ deux siècles, de plusieurs paramètres de l’expérience humaine qui étaient restés stables durant des millénaires, et se sont brusquement orientés vers des développements exponentiels. Et nous craignons des explosions futures. Des explosions ou des effondrements. Incapables de trier les événements, nous assistons médusés à la déferlante des actualités : nous apprenons le lundi qu’il reste finalement 18 000 têtes nucléaires actives sur la surface du globe ; le mardi qu’il y a bien dissémination des OGM et des nanotechnologies dans les tissus vivants humains ; le mercredi que la biodiversité est entrée dans une phase accélérée de contraction appelée pour l’instant la sixième phase de disparition des espèces ; le jeudi que le climat ne pourra certainement pas se réchauffer de moins de 5 degrés d’ici 2100 ; le vendredi que la première puissance mondiale espionne ses partenaires occidentaux démocrates ; le samedi qu’un nouvel attentat terroriste témoigne de la disparition d’horizon terrestre vivable pour de nombreux candidats kamikazes, et le dimanche, clou du spectacle, que les États occidentaux, souvent de gauche, ont dû puiser dans les fonds publics pour aider massivement diverses associations de malfaiteurs, parmi les plus puissants acteurs mondiaux de l’économie financiarisée, pour mettre leurs richesses à l’abri des turbulences qu’ils ont eux-mêmes suscitées et que la crise de 2008 a mis à jour.
Et dans cette cacophonie nous sommes envahis d’injonctions contradictoires. D’où l’idée du concept BH22. BH22 représente alors une façon d’opérer, momentanément, un tri dans le kaléidoscope de l’avenir. « Consomme toujours davantage, la croissance en dépend » ; « Attention à ton empreinte écologique, ton niveau de consommation est insoutenable au niveau mondial » ; « Participe à l’effort national de compétitivité, sinon notre prospérité, et à terme notre indépendance, en pâtira » ; « As-tu compris à quel point nous avons franchi des seuils irréversibles, qui mettent en péril la poursuite de l’aventure humaine ? » « Aie confiance dans les forces du progrès, elles ont fait leurs preuves depuis longtemps » ; « De toute façon, There Is No Alternative » ; « Les grandes entreprises, les grandes banques, y compris celles qui sont malfaitrices ? Too big to fail ». Avec BH22 il s’agit d’instaurer une sorte de transcendance artificielle imposant la convergence des regards croisés sur le long terme.
Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.