Guy Standing : le précariat

Le précariat, les dangers d’une nouvelle classe,

[2014], Les éditions de l’Opportun, 2017.

 

 

Le terme précariat aurait été utilisé pour la première fois par des sociologues français dans les années 1980, pour désigner les travailleurs temporaires et saisonniers. Pour Standing, économiste anglais spécialiste des questions d’insécurité, le précariat n’est pas seulement un néologisme de plus. C’est une réalité mondiale qui force nos sociétés à changer pour éviter l’explosion sociale. Standing estime que la notion de précariat puise ses références culturelles principalement chez Bourdieu, Foucault, Habermas, Negri et Hardt et, en toile de fond, chez Arendt et Marcuse.

Pour Standing, seuls l’élite et le salariat en contrat indéterminé sont à l’écart de la menace du précariat. Toutes les autres catégories d’individus sont menacées de sombrer dans la « trappe à précariat » tendue par les politiques néolibérales. « Il en résulte que de plus en plus de gens se retrouvent dans des situations que l’on ne peut que qualifier d’aliénées, anomiques, anxiogènes et propices à la colère. Et le signal d’alarme est le désengagement politique. » (p. 76)

Standing estime qu’actuellement le précariat représente environ le quart de la population adulte mondiale, tout en précisant qu’un recensement précis est impossible. D’autant, on l’imagine aisément, que de multiples définitions de ce précariat sont possibles. Mais, estime-t-il, on peut aller jusqu’à considérer que le précariat pourrait à moyen terme toucher la quasi-totalité de la population mondiale, exceptée l’élite de la mondialisation : la crise écologique est telle que seule une infime minorité peut espérer se tenir à l’abri de certains dégâts environnementaux à venir. « Grâce à leur richesse et leurs relations, ils ne sont pas directement affectés. Ils peuvent toujours se retirer sur leurs îles paradisiaques ou dans leurs confortables chalets à la montagne. Tout ce qu’ils veulent, c’est que de forts taux de croissance continuent à gonfler leurs revenus et leur fortune. Ils n’ont que faire des dégâts environnementaux inhérents à l’épuisement des ressources. » (p. 447)

Standing recense un grand nombre de situations précaires : migrants, salariés, jeunes, vieux, handicapés… L’idée même du précariat remonterait à l’Empire romain, qui autorisait certains étrangers à s’installer sur son sol, mais sans bénéficier de tous les droits des citoyens romains. Aujourd’hui, ce décalage s’observe sur plusieurs types de droits : « civiques (égalité face à la justice, droit d’être protégé de la délinquance et de la violence physique), culturels (égalité de l’accès à la culture et droit de participer à la vie culturelle de la communauté), sociaux (égalité d’accès aux diverses formes de protection sociale, dont la retraite et les soins médicaux), économiques (égalité dans le droit d’exercer une activité générant un revenu), politiques (égalité des droits pour voter, se présenter à des élections et participer à la vie politique de la communauté) » (p. 52)

La pensée et les pratiques néolibérales sont selon Standing à l’origine du développement de ce précariat : flux tendus, turn over élevé, flexibilité maximale des facteurs de production, tactiques opportunistes, publication  des comptes trimestriels, marchés financiers fonctionnant à la milliseconde, communication en temps réel, tout  cela diffuse une précarité généralisée dont la prise en charge n’est de la responsabilité de personne. « L’ère de la mondialisation est arrivée avec un pacte social rudimentaire » : les travailleurs devaient accepter la flexibilité du travail en contrepartie de mesures pour préserver les emplois, afin que la majorité connaisse une hausse de niveau de vie. Il s’agissait, en fait, d’un pacte faustien. « Selon le FMI, la Banque mondiale et divers autres organismes influents, une faible sécurité de l’emploi est nécessaire pour attirer et conserver les capitaux étrangers. S’étant conformés à ces recommandations, les gouvernements rivalisent pour affaiblir la protection de l’emploi et faciliter l’embauche de main-d’œuvre dans ces conditions. » (p. 94-95) Pour Standing ces pratiques néolibérales sont des « trappes à précarité ». Mais le précariat évolue, et vite. Par exemple la nouvelle vie numérique, dont la fameuse technologie du surf,  représente peut-être une nouvelle introduction au précariat dans la mesure où elle nuit au renforcement de la mémoire à long terme : il se pourrait que l’aptitude à raisonner via des processus complexes, à parvenir à de nouveaux concepts ou de nouvelles façons d’inventer, soit fragilisée par Internet, les moteurs de recherche, Twitter et tous les autres réseaux sociaux qui contribuent à la restructuration des cerveaux et, peut-être, à modifier ce que des générations avaient fini par considérer comme l’intelligence. « L’esprit instruit est menacé parce qu’il est constamment bombardé de giclées d’adrénaline par voie électronique ». (p. 64)

 

Le précariat est selon Standing « une nouvelle classe dangereuse ». En Europe comme aux US, le mécontentement de tous ceux qui ont été chassés de la traditionnelle « classe ouvrière » se transforme en ressentiment de masse, soit pour agir collectivement sous forme de représailles envers les responsables présumés de ce précariat, soit pour devenir des cibles de choix pour tous les leaders populistes qui attisent facilement la haine envers les SDF ou les migrants, qui représentent pourtant de nouvelles sections de précariat. « Les membres du précariat n’ont pas le sentiment d’appartenir à une communauté professionnelle solidaire. Ils ont surtout celui d’être tenus à l’écart et instrumentalisés. A cause de la précarité, leurs actions et leurs attitudes finissent par dériver vers l’opportunisme. Aucune perspective d’avenir ne leur permet de penser que ce qu’ils disent, font ou ressentent aujourd’hui aura des répercussions à long terme. » (p. 49) En fait, le précariat se définit comme l’obligation de fonctionner à court terme. Et cela pourrait évoluer en incapacité définitive de penser à long terme. Evolution particulièrement problématique pour appréhender BH22. Dans le précariat il est difficile de maintenir une estime de soi durable. Nombreux sont les gens à entrer dans le précariat pleins de colère et d’amertume. Pourquoi la majorité des individus semble insensible à l’augmentation de ce phénomène ? « La pensée que le précariat est une classe émergente dangereuse devrait pourtant les inquiéter. Un groupe qui ne se voit aucun avenir en termes d’identité et de sécurité économique va forcément ressentir une peur et une frustration qui pourraient bien le conduire à riposter contre les supposées causes de son sort. Et à force de ne jamais pouvoir bénéficier des retours financiers et des progrès de l’économie traditionnelle, ces gens pourraient bien finir par sombrer dans l’intolérance. » (p. 77)

 

Pour imaginer des pistes de sortie, Standing s’appuie beaucoup sur la pensée de Polanyi, qui faisait de la réinsertion de l’économie dans le primat d’une vie sociale et politique proactive la clé de voûte d’une stratégie adaptée aux enjeux de son époque. Il invite à lutter sur cinq fronts simultanément : « l’insécurité économique, le temps, ‘l’espace vital’, le savoir et le capital financier. » (p. 428) Le précariat n’est pas encore une classe sociale en soi, dit-il. Elle demeure en gestation, mais elle sait chaque jour davantage de qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Elle ne veut pas, par exemple, retrouver le modèle travailliste du XXe siècle, car elle en croit plus à l’idéal progressiste qui servait de fondement à ce modèle. « Nous avons besoin d’une nouvelle politique paradisiaque – modérément utopiste et fière de l’être. » (p. 393)

Concrètement, Standing voudrait « redonner la priorité à l’éducation émancipatrice et tenir tête aux chantres de la marchandisation. » (p. 402) et il cite pour appuyer son propos un texte de Mill écrit en 1867: « Les universités n’ont pas vocation à enseigner les connaissances nécessaires aux hommes pour gagner leur vie d’une manière déterminée. Leur objectif n’est pas de fabriquer de bons avocats, médecins ou ingénieurs mais des êtres humains capables et cultivés. » (p. 403) Il promeut aussi l’idée de revenu universel, « versé à chaque individu et non à une entité aussi aléatoire qu’une famille ou un foyer ». « Chaque individu disposerait d’une carte pour répondre à ses besoins essentiels ou dépenser l’argent à sa guise, avec des sommes supplémentaires dans les cas de besoins particuliers, tels que le handicap. » (p. 430) Enfin, « le précariat doit être représenté institutionnellement et exiger que les politiques reposent sur des principes éthiques. En ce moment, il existe un vide institutionnel que seules une poignée de courageuses ONG s’efforcent de combler comme elles peuvent. «  (p. 417)

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.

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