Jeremy Rifkin : la nouvelle société du coût marginal zéro

La nouvelle société du coût marginal zéro, Babel, 2014.

 

Dans La nouvelle société du  coût marginal zéro, Rifkin franchit un nouveau pas dans la conception de sa troisième révolution industrielle. Cette révolution devrait aboutir à une nouvelle et puissante plateforme technologique, car l’Internet des Objets (IOT) donne le coup d’envoi d’un véritable changement de paradigme par association de l’Internet des communications, de l’Internet de l’énergie et de l’Internet de la logistique.

l’Internet des objets connectera tout et tous dans un réseau mondial intégré. Pour alimenter en Big Data son système nerveux planétaire, on fixe déjà des milliards de capteurs sur les ressources naturelles, les chaînes de production, le réseau électrique, les réseaux logistiques, les flux de recyclage, et on en implante dans les logements, les bureaux, les magasins, les véhicules et même les êtres humains. Les prosommateurs[1] pourront se connecter au réseau et utiliser le Big Data, l’analytique et les algorithmes pour améliorer l’efficacité, accroître énormément la productivité et réduire à presque rien le coût marginal de production et de partage d’une large gamme de biens et services, exactement comme ils le font aujourd’hui pour les biens informationnels. (p. 24)

Selon Rifkin les potentialités liées à ce changement de paradigme sont immenses et, à horizon BH22, possiblement déterminantes. Dans son style emphatique, Rifkin n’hésite pas en effet à avancer que « l’Internet des objets aide l’humanité à se réinsérer dans la chorégraphie complexe de la biosphère et, ce faisant, il accroît considérablement la productivité sans compromettre les relations écologiques qui gouvernent la biosphère ». (p. 28) Comment pareil miracle serait-il possible ? Parce que la troisième révolution industrielle fonctionnera exactement à l’inverse des deux précédentes : alors qu’au cours des deux premières révolutions industrielle, les paradigmes technicoéconomiques intimaient de segmenter le tout de l’expérience humaine, de tout séparer dans l’optique de maximiser les échanges, la propriété privée et les profits individuels, la plateforme intelligente de l’Internet des objets fait l’inverse : elle intègre l’environnement bâti et l’environnement naturel au sein d’un même réseau fonctionnel. Ce réseau permet à tous les humains et à tous les objets de communiquer entre eux et de rechercher toutes les synergies pertinentes, et il fluidifie ces connexions en « optimisant l’efficacité énergétique de la société tout en assurant le bien-être global de la Terre… Les traits émergents du paradigme émergent sont clairs : utiliser moins de ressources de façon plus efficace et productive au sein d’une économie circulaire, et passer des énergies à base de carbone aux énergies renouvelables. » (p. 28) Voici comment, selon Rifkin, une nouvelle révolution industrielle pourrait rendre possible une transformation globale du mode de vie des sociétés humaines sur terre et nous mettre « sur la voie d’un avenir durable et abondant ». Il faudra pour cela éviter, comme lors des précédentes révolutions industrielles, l’éclosion de monopoles de l’information. La plateforme dont parle Rifkin est conçue pour être ouverte, distribuée et collaborative. N’importe qui peut y avoir accès, en tout lieu et à tout moment. S’il le faut, les entreprises du Big Data pourront être nationalisées pour leur éviter d’être accaparées par des intérêts privés.

Chacun des trois Internets permet aux deux autres de fonctionner. Sans communication, pas de gestion de l’activité économique. Sans énergie, pas de création d’informations ni d’alimentation du transport et des échanges. Sans logistique, pas de répartition de l’activité économique le long de la chaîne de valeur. La physiologie du nouvel organisme économique issu de la troisième révolution selon Rifkin est constituée par ces trois systèmes opératoires fonctionnant ensemble. Il s’agit d’une plateforme qui commence déjà à fonctionner, estime Rifkin, nous devons en comprendre les tenants et aboutissants et l’aider à se déployer le plus rapidement possible, avant que la facture entropique issue des première et deuxième révolutions industrielles n’enfle démesurément et ne condamne définitivement les possibilités d’une vie humaine sur la terre à horizon BH22.

Vers une nouvelle infrastructure mondiale  intelligente ?

Il faut mesurer et apprécier à leur juste valeur les implications de ces possibles évolutions. Qui, demande Rifkin, aurait pensé voici vingt-cinq ans qu’un tiers de l’humanité communiquerait aujourd’hui sur d’immenses réseaux mondiaux regroupant des centaines de millions d’individus pour échanger des fichiers texte, audio, image ou vidéo ; que quasiment toutes les connaissances du monde seraient accessibles à partir d’un petit boitier portable, de partout dans le monde ou presque ; que l’on pourrait si on le souhaite envoyer à un milliard d’individus, simultanément, d’un seul geste, la présentation d’une idée, d’un projet ou d’un produit que l’on souhaite partager ; le tout à un coût proche de zéro ? Et si je vous disais que dans les vingt-cinq ans à venir, explique-t-il, l’essentiel de l’énergie nécessaire pour chauffer votre domicile, alimenter tous vos appareils domestiques, faire fonctionner votre entreprise, pourrait transiter par un petit engin mobile similaire à un téléphone portable ? En 2030, explique Rifkin,

100 000 milliards de capteurs seront connectés à l’Internet des objets. D’autres dispositifs de captage, notamment les technologies de télédétection aérienne, les fichiers-journaux, les lecteurs d’identifications par radiofréquence et les réseaux de capteurs sans fil, contribueront à la collecte du Big data sur une large gamme de sujets – de l’évolution du prix du courant sur le réseau au trafic logistique sur les chaînes d’approvisionnement, des flux de production sur les chaînes de montage aux services dans les agences locales et les sièges sociaux ou au suivi en temps réel des activités des consommateurs… L’infrastructure intelligente enverra un flux continu de Big Data à toute entreprise connectée au réseau, qui, en le traitant par l’analytique avancée, pourra créer des algorithmes prédictifs et des systèmes automatisés pour améliorer son efficacité énergétique, accroître considérablement sa productivité et réduire ses coûts marginaux sur toute la chaîne de valeur à un niveau proche de zéro. (p. 111)

Prenons l’exemple du potentiel de la fabrication additive, ou impression 3D. De nombreuses entreprises produisent déjà aujourd’hui des biens physiques à la façon dont un logiciel produit de l’information dans les formats audio ou vidéo. On doit, explique Rifkin, s’attendre avec de telles innovations à passer des processus traditionnels de manufacture à des processus d’infofacture. Car en effet, l’essentiel du travail est, avec les procédés de fabrication additive, effectué par les logiciels. Pour fonctionner, insiste Rifkin, toute société a besoin d’un moyen de communication, d’une source d’énergie et d’une forme de mobilité. La conjonction de l’Internet des communications, de l’Internet de l’énergie et de l’Internet de la logistique dans un internet des objets apporte le système nerveux cognitif et les moyens physiques nécessaires pour intégrer toute l’humanité sur des communaux mondiaux interconnectés, qui couvrent l’ensemble de la société. C’est ce qu’il faut entendre lorsque l’on parle de « villes intelligentes », « régions intelligentes », « continents intelligents », et « planète intelligente ». Nous sommes proches de l’évocation d’un nouveau paradigme industriel, utopique ou non. « L’internet des objets émergents constitue la première révolution de l’infrastructure intelligente dans l’histoire » (p. 110), affirme Rifkin.

L’émergence de communaux collaboratifs

Les changements introduits par la mise en place d’une plateforme de type Internet des objets et de communaux collaboratifs ne se limitent pas à modifier les règles du commerce entre les nations et les hommes. Car chaque matrice énergie/communication s’accompagne d’une série de prescriptions générales sur les modes d’organisation pertinents de la société et de la vie économique. Ces prescriptions dépendent naturellement des possibilités matérielles ouvertes par les nouvelles technologies mises en œuvre. Au fil du temps, elles forment un système de repères et de croyances qui caractérisent le paradigme en émergence. Le consommateur laisse la place au « prosommateur », c’est-à-dire à l’individu à la fois producteur et consommateur des produits qu’il recherche. Rifkin voit poindre un nouveau projet de civilisation qui consisterait à viser l’accumulation du capital social plutôt que du capital financier. Il bannit définitivement le recours aux indicateurs de richesse de type PIB, qui se contentent de compiler la somme des biens et services produits au cours d’une année, sans effort pour distinguer le positif du négatif du point de vue de la biosphère.

L’IOT, explique Rifkin, trouve son pendant dans les « communaux collaboratifs émergents ». La plateforme émergente est configurée pour être distribuée par nature, dans le but de faciliter les collaborations et les recherches de synergies. De ce fait, nous allons vers de profondes mutations. « Les communaux collaboratifs modifient déjà profondément la vie économique. Les marchés commencent à céder la place aux réseaux, la propriété devient moins importante que l’accès, la quête de l’intérêt personnel est tempérée par l’attrait des intérêts collaboratifs et le rêve traditionnel de l’enrichissement personnel est supplanté par le nouveau rêve de la qualité de vie durable. » (p. 63). La « démocratisation » de la communication, de l’énergie et de la logistique donne à des millions d’individus un nouveau type de pouvoir individuel. Et ce pouvoir est d’autant plus important qu’il est partagé. Pour les nouvelles générations, avance Rifkin, il n’y a plus contradiction, mais bien complémentarité, entre l’esprit d’entreprise et l’esprit social.

Pour Rifkin, la troisième révolution industrielle pourrait rebattre les cartes entre modèles concurrentiels et modèles coopératifs. Dans un monde capitaliste dont les logiques configurent les comportements humains en termes de concurrence et d’intérêt personnel, le concept même de coopérative peut paraître incongru, presque déplacé, tout juste bon à gérer les petites affaires relatives à la vie domestique ou associative. Dans ce monde, l’idée d’un modèle fondé sur la collaboration, l’échange, l’équité et la durabilité semble inopérante, peu susceptible d’atteindre un optimum économique. Nous savons bien, cependant, qu’une grande partie de l’humanité organise déjà sous ce modèle plusieurs pans de sa vie économique. Avec cette révolution industrielle, estime Rifkin, tout pourrait s’inverser. L’Internet des objets pourrait avantager des centaines de milliers de petites entreprises, à condition que les flux de données issus du Big Data restent en source vraiment libre. Ces entreprises pourraient alors profiter du « pouvoir latéral favorisé par la nouvelle configuration distribuée et collaborative des communications et de l’énergie… La perspective d’une infrastructure et d’un paradigme économique permettant de réduire les coûts marginaux à zéro ou presque compromet la viabilité de l’entreprise privée, puisque son existence même dépend du profit. Le modèle des coopératives est le seul qui fonctionnera dans une société du coût marginal quasi nul… Des milliers de coopératives d’électricité et d’énergies vertes apparaissent dans le monde entier : elles constituent un tissu de communaux qui facilité le partage pair à pair du courant sur des réseaux de transmission régionaux et continentaux. » (p. 322-323)

Pour Rifkin, la révolution en cours nous fera passer d’un régime économique essentiellement régi par la propriété privée et la concurrence à un régime régi par la gratuité et l’échange permanent. « La démocratisation de l’innovation et la créativité sur les communaux collaboratifs émergents engendre un nouveau type d’incitation, qui repose moins sur l’attente d’une récompense financière que sur le désir d’améliorer le bien-être social de l’humanité.» (p. 40) Les notions d’accès aux réseaux deviennent prépondérantes par rapport à la recherche de propriété. « Le contrôle central des activités d’affaires capitule face à la production pair à pair, latérale et distribuée, l’échange de propriété sur les marchés devient moins important que l’accès aux biens et services partagés sur les réseaux, et le capital social devient plus précieux que le capital financier pour orchestrer la vie économique. » (p. 225) Examinons de plus près comment Rifkin imagine cette révolution dans les modèles économiques en vigueur.

Vers un nouveau modèle économique…

Au début de la seconde révolution industrielle, il avait fallu peu de temps aux principaux acteurs de l’économie pour comprendre que de nouvelles formes d’organisation seraient nécessaires, et qu’elles auraient de lourdes implications sur la gestion des activités économiques et des modes de vie. Ces acteurs comprirent rapidement que chacune de leurs activités n’était pas en concurrence, mais plutôt en synergie. Le développement de chacune n’entravait pas celui de sa voisine, mais au contraire la soutenait. Les entreprises des domaines du pétrole, de l’automobile, du téléphone, du transport, de la construction, et de l’immobilier avaient tout intérêt à collaborer entre elles. Aucun de ces domaines d’activité n’aurait pu se développer pleinement sans que l’autre ne lui apporte ses équipements. Chacun multipliait le besoin de l’autre. « Raffiner le pétrole, produire les automobiles, construire les routes, installer les lignes téléphoniques et le réseau électrique, bâtir les nouvelles banlieues et institutionnaliser les pratiques d’affaires modernes n’étaient pas des activités économiques séparées mais les composantes d’une seule et unique entreprise : une deuxième révolution industrielle. » (p. 195) Tous les milieux d’affaires liés à ces activités avaient bien compris que leurs objectifs commerciaux s’intégraient à une vision globale partagée : celle de l’exploitation maximisée de l’énergie fossile. Il faudrait qu’il en soit de même aujourd’hui, dans le cadre d’une nouvelle révolution industrielle dont le paradigme de base aura été modifié. Rifkin estime que cette troisième révolution est en marche. « Nous assistons aujourd’hui à la convergence d’un nouveau moyen de communication et d’un nouveau régime énergétique – à une troisième révolution industrielle. Des entreprises qui travaillent dans des domaines tout à fait différents – énergies propres, construction verte, télécommunications, micro-production d’électricité, réseau informatique distribué, transport électrique branchable et à pile combustible, chimie durable, nanotechnologie, gestion zéro carbone de la chaîne d’approvisionnement et de la logistique, etc. – sont en train de développer une large gamme de technologies, de produits et de services inédits » (p.196). Nous n’avions pas encore repéré cette mutation, explique Rifkin, parce que nous étions dépourvus du récit global cohérent permettant d’associer les différentes manifestations de ces évolutions. Nous n’avions pas connaissance de cette nouvelle histoire en train de se créer. Du coup, nous ne disposions pas des mots pour la décrire. Mais aujourd’hui, avec le couperet clair que représente la menace de changement climatique, nous commençons à comprendre le sens de cette évolution, nous percevons mieux les liens entre chacun de ces éléments, nous entrevoyons la logique et la pertinence d’un nouveau récit économique capable de nous projeter à horizon BH22 sans avoir à redouter l’effondrement. « C’est lorsque nous découvrons comment ces éléments sont liés les uns aux autres et créent une nouvelle conversation économique que les têtes commencent à se tourner. C’est ce qui est en train de se passer maintenant, car les visionnaires de la troisième révolution industrielle se font coauteurs des chapitres introductifs d’un nouveau récit pour l’économie mondiale. » (p. 196)

… en attendant un nouveau modèle de civilisation ?

Le changement dans la façon de concevoir la Terre devrait avoir des conséquences profondes dans l’élaboration des stratégies et des politiques d’habitation de cette Terre. C’en est terminé de la vision social-darwiniste de la nature comme champ de bataille où des individus sont priés de s’affronter, par la guerre ou les tactiques concurrentielles, afin d’accaparer le maximum de ressources terrestres pour eux-mêmes ou leurs proches. Selon la nouvelle vision scientifique qui émerge, explique Rifkin, on perçoit l’évolution de la vie et celle de la géochimie de la planète comme un processus de création conjointe où chacun s’adapte plutôt qu’il ne s’affronte. Puisqu’il devient clair que l’homme a acquis une force géologique, il devient clair en même temps que l’état du monde dépend directement de nos stratégies humaines. Donc que le devenir du monde résultera de notre capacité à coopérer avec tous les constituants du monde vivant. Les écologistes nous rappellent aujourd’hui que les relations synergiques et symbiotiques au sein et entre les espèces contribuent tout autant que les pulsions concurrentielles et agressives à garantir la survie de chaque organisme. C’est toute notre vision occidentale du monde comme celle d’un marché sur lequel il suffirait d’ajuster l’offre et la demande qui chavire. Rifkin voit dans l’avènement de cette troisième révolution industrielle l’opportunité d’un ré-enchâssement des stratégies économiques dans l’ensemble des logiques écologiques.

Le tournant des régimes énergétiques, du fossile au renouvelable distribué, va redéfinir la notion même de relations internationales en termes bien plus proches de la pensée écologique. Puisque les énergies renouvelables de la troisième révolution industrielle sont abondantes, omniprésentes et faciles à partager mais nécessitent une intendance collective de l’écosystème de la Terre, les probabilités de l’hostilité et des guerres pour l’accès se réduisent et celles de la coopération augmentent. À l’ère nouvelle, la survie est moins affaire de concurrence que d’insertion. Si la Terre fonctionne comme un organisme vivant constitué, strate sur strate, de relations écologiques interdépendantes, notre survie même dépend de notre aptitude à sauvegarder, par nos efforts mutuels, le bien-être des écosystèmes mondiaux dont nous faisons tous partie. C’est le sens profond du développement durable et l’essence de la politique de la biosphère. (p. 268-269)

Une sorte d’exaltation émerge souvent à la surface des écrits de Rifkin. « L’infrastructure Internet des objets offre un espoir réaliste de remplacer rapidement l’énergie fossile par l’énergie renouvelable et de ralentir le changement climatique » (p. 433). Il estime que la véritable question ne concerne pas la faisabilité de ce projet, mais la rapidité de sa mise en œuvre. « La question se pose alors en ces termes : la nouvelle infrastructure pourra-t-elle être déployée assez vite dans le monde entier pour réduire significativement les émissions de dioxyde de carbone et des autres gaz à effet de serre, avant que le changement climatique n’ait tant bouleversé le système hydraulique de la planète qu’il serait trop tard pour redresser la situation ? » (p. 433)

Lorsque nous serons de plein pied dans la troisième ère industrielle de Rifkin, c’en sera terminé des manuels de scolarisation qui décrivent la Terre comme un réservoir passif de ressources à extraire, triturer et manufacturer pour les transformer en capital productif, puis en propriétés privées pour le bénéfice d’individus en quête de consommation et d’accumulation toujours croissantes. Les programmes scolaires à venir décriront la biosphère selon des termes nouveaux : elle deviendra un commun fait d’innombrables relations qui agissent en symbiose pour permettre à la vie toute entière de s’épanouir sur une même planète. Une vision réductionniste de l’acquisition de connaissances, caractéristique d’une ère industrielle fondée sur l’isolement et la privatisation des événements et des phénomènes, sera graduellement remplacée par une pédagogie de l’expérience systémique, au sein de laquelle la colonne vertébrale du savoir sera la compréhension des multiples rapports qui unissent ces phénomènes. Il s’agira de se familiariser avec une nouvelle logique d’optimisation du bien-être sur des communaux collaboratifs en réseau, une logique qui fera des rapports de l’humanité avec la biosphère le fondement de sa grille d’évaluation de l’agir individuel et collectif. « À l’ère qui vient, le jeu profond des communaux collaboratifs devient aussi important que le travail acharné dans l’économie de marché a pu l’être. Amasser du capital social sera aussi précieux demain qu’accumuler du capital financier l’a été hier. Ce ne sera plus la prospérité matérielle mais l’attachement à la communauté et la quête de transcendance et de sens qui donneront la mesure d’une vie. » (p. 201) Et ceci, estime-t-il, est davantage un enjeu de rapidité d’évolution organisationnelle et politique que de faisabilité technique. « Les deux économies vont s’habituer à fonctionner de plus en plus en partenariat hybride, et au milieu du XXIe siècle, les communaux collaboratifs seront progressivement devenus dominants et l’économie capitaliste se sera rétractée dans un rôle de supplément. » (p. 441) Sauf blocages de la part des pouvoirs et intérêts en place, une électricité verte pourrait être quasi gratuitement à la disposition de tous les êtres humains d’ici vingt-cinq ans, dit-il. Et il pourrait par la suite en être de même pour la logistique, voire pour la fabrication additive, au moins pour les produits basiques. Et Rifkin se dit « relativement optimiste » dans la capacité d’une « société du coût marginal quasi nul », une société donc qui aurait admis et promu plutôt que freiné sa troisième révolution industrielle, de faire passer l’espèce humaine d’une économie de la pénurie à une économie de l’abondance durable, au cours de la première moitié du XXIe siècle. Cette longue citation permet de bien saisir le fond de l’argumentation de Rifkin.

Une nouvelle infrastructure intelligente, composée d’un Internet interactif des communications, de l’énergie et de la logistique, commence à se répandre par nœuds, comme le wifi, de région en région, à travers les continents et à connecter la société dans un immense système nerveux mondial. La connexion de tout avec tous, – l’Internet des objets – est une grande transformation dans l’histoire de l’humanité, qui permet pour la première fois à notre espèce de pratiquer une empathie et une convivialité générales au sein d’une seule et même famille étendue. Les jeunes font leurs études dans des salles de classe mondiales via Skype, ; ils fréquentent les autres jeunes du monde entier sur Facebook ; ils bavardent avec des centaines de millions de pairs sur Twitter ; ils partagent en ligne maisons, vêtements, et presque tout le reste sur l’Internet des communications ; ils produisent et partagent l’électricité verte à l’échelle continentale sur l’Internet de l’énergie ; ils partagent voitures, bicyclettes et transports publics sur l’Internet de la logistique en gestation ; et, ce faisant, ils détournent le parcours humain d’une allégeance indéfectible à la croissance matérielle sans frein ni limite, et l’orientent vers l’engagement de notre espèce pour le développement durable. Cette transformation s’accompagne d’un changement du psychisme humain – le grand bond vers la conscience biosphérique et l’ère collaborative. (p. 449)

Cette mutation serait-elle capable de modifier les déterminants de la facture entropique de l’ère industrielle toute entière ? Rifkin ne s’interroge pas en ces termes, mais, fait-il remarquer, cet esprit collaboratif est déjà en train de s’étendre à la biosphère, et la vraie question est celle de la rapidité avec laquelle nous saurons opérer ce type de transition. Et tout ne semble pas perdu, laisse-t-il entendre. Les enfants du monde entier étudient aujourd’hui la question de leur empreinte énergétique. Avant que leurs professeurs n’aient réellement compris de quoi il s’agit, ils seront capables de comprendre que la biosphère est un village planétaire et que sa santé et son bien-être déterminent le leur. Au travers de communaux collaboratifs, ils seront capables de centaines d’actions locales et, pourquoi pas, d’actions de grande d’envergure susceptibles d’imprimer à l’humanité de nouvelles priorités, de nouveaux rythmes, de nouvelles valeurs. Le « mien » et le « tien » n’ont déjà plus la même force d’attraction pour eux, la question de la propriété devient hors sujet, ils éliminent les frontières idéologiques et font éclater la pensée en silo de leurs parents. Ils cherchent à penser en « source ouverte ». « Ils ont dépassé le marché capitaliste même quand ils continuent à l’utiliser. Ils ne voient aucun problème à mener une grande partie de leur vie économique sur des communaux collaboratifs en réseau et à entrer en contact entre eux dans l’économie sociale autant que dans l’économie de marché ». (p. 450)

[1] Le terme « prosommateur » renvoie chez Rifkin à l’association des rôles de producteurs et de consommateurs de tout être humain dans le nouveau modèle économique qu’il propose.

Jean-François Simonin, Août 2017

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