Les mauvaises critiques du néolibéralisme
On dit que le néolibéralisme transforme les organisations traditionnelles, qu’il bouleverse l’ordre social, qu’il fragilise les institutions publiques que sont l’école, le droit, la famille, l’État, qu’il modifie le fonctionnement du monde. Le néolibéralisme viserait la dilution et l’atomisation sociale, la perte des acquis sociaux, la décomposition des sociétés : en clair il serait un repoussoir face auquel il s’agirait de reconstruire du lien social, du sens, du collectif, du vivre ensemble. Mais, à nous en tenir là, nous passerions à côté de la possibilité de comprendre ce qui a pu donner au néolibéralisme son élan exceptionnel depuis le milieu du xxe siècle. Et nous nous priverions peut-être de mieux identifier les leviers grâce auxquels nous pouvons envisager de le reprendre en main.
Dans ce contexte d’ailleurs la gauche ne va pas au fond de ces questions : elle se contente souvent de prêcher des valeurs d’égalité, d’équité ou de solidarité. Elle invite à une répartition plus juste des fruits de la croissance, mais sans s’interroger sur les implications de cette croissance. Au contraire, elle sous-entend le plus souvent que la priorité reste d’assurer une économie en expansion, toutes les couches sociales étant appelées à profiter de cette croissance par effet de ruissellement. Pour les tenants de cette gauche libérale, les programmes de soutien à la croissance économique demeurent l’infrastructure la plus solide du bien commun. C’est bien là que réside le problème, immense, à résoudre. Car cette pensée laisse ouverts tous les compromis imaginables avec le futur : au nom de quoi une telle pensée pourrait-elle questionner les orientations fondamentales du néolibéralisme ? Cette pensée intègre petit à petit l’idée qu’il suffit d’être en mesure de produire n’importe quoi, toujours plus, pour assurer au mieux le bien-être de ses concitoyens. Tant qu’existent des consommateurs pour consommer et des créations d’emplois à la clé, il n’est nul besoin de s’interroger sur les implications des stratégies que l’on va mettre en œuvre.
D’autant qu’il ne suffit pas d’être critique vis-à-vis du néolibéralisme, il faut essayer de comprendre ce qui lui a donné son impulsion et sa force initiales. Il faut s’imposer de penser la positivité du néolibéralisme. Il faut se demander pourquoi les néolibéraux ont pu faire du marché un bien si précieux qu’ils ont cherché à l’étendre jusqu’à des zones d’activité humaine où l’on estime aujourd’hui être confrontés à des risques suicidaires pour l’ensemble de la civilisation occidentale. Bien sûr on peut considérer qu’il s’agit, en grande partie, de la simple idéologie d’une classe dominante qui ne vise qu’à préserver ses propres acquis. Avec pour preuve le fait que les inégalités ne cessent de s’accroître à la mesure du déploiement de cette idéologie, illustrant ainsi l’idée que le néolibéralisme a pour principal objectif de renforcer les privilèges des classes au pouvoir. Ce serait certainement manquer l’essentiel, à savoir la tradition intellectuelle qui a eu pour ambition de faire avancer les débats, dans les domaines de l’économie bien sûr mais également de la sociologie, de la philosophie, de l’histoire. Le néolibéralisme n’a pas été seulement l’idéologie d’une classe dominante ; cela n’aurait pas suffi à lui donner le souffle extraordinaire autour duquel se cristallisent aujourd’hui les déploiements, ainsi que les dangers, de l’économie mondialisée.
Il existe plusieurs variantes et nuances de néolibéralisme, mais selon ses fondamentaux, le marché est nettement plus capable que les pouvoirs politiques de résoudre les problèmes liés aux besoins des êtres humains tout au long de leur existence. Le libéralisme classique, tout comme les fascismes et communismes qui lui ont été contemporains, reposait sur des systèmes politiques clairement dirigistes. Le néolibéralisme tient le politique pour responsable des dérives de ces systèmes et propose de laisser la main invisible du marché opérer les arbitrages socio-économiques constitutifs de l’existence humaine contemporaine. Il faut donc commencer par reconnaître et comprendre la grande richesse philosophique et politique de l’ambition libérale, et tenter d’en mesurer les implications probables à l’horizon du xxiie siècle.
Le projet de domination de la nature a débuté bien avant le capitalisme, vraisemblablement dès que les peuples sont devenus sédentaires et ont inventé et déployé des outils efficaces. Notons qu’il est aussi possible de détruire son environnement sans être capitaliste. Nombre de civilisations se sont révélées capables de détruire leur environnement bien avant l’avènement du capitalisme, comme l’ont montré entre autres les habitants de l’Ile de Pâques. De même à horizon BH22 nous pouvons aisément imaginer une société très avancée du point de vue technologique, qui aurait trouvé un moyen politique d’organisation non capitaliste, mais serait capable de détruire son environnement au moyen ou en raison d’un accident chimique, nucléaire, génétique… ou tout simplement pour des motivations intellectuelles ou religieuses. Pourtant il est indispensable de confronter une réflexion sur l’avenir à long terme de l’humanité aux logiques économiques : les forces économiques à l’œuvre sont au début du xxie siècle d’une telle puissance qu’elles représentent un cadre de pensée hors duquel rien ne semble concevable.
L’histoire nous apprend que le libéralisme est né en réponse à la folie politique ou religieuse qui a longtemps consisté à dresser les hommes les uns contre les autres dans une conception générale qui veut que l’homme soit un loup pour l’homme. Le libéralisme est né chez les philosophes d’abord pour combattre l’arbitraire du pouvoir et les horreurs causées par les guerres de religion. Et il s’est révélé une arme puissante contre ces maux séculaires. Dans la conception des libéraux tels Hume, Locke ou Stuart Mill, la liberté cherchait à se frayer une voie contre le politique et contre le pouvoir. A l’origine le pouvoir pour les libéraux n’était pas conçu comme quelque chose que l’on devrait partager en alliant nos forces avec d’autres. Il s’agissait de défendre des libertés individuelles contre des pouvoirs qui, régulièrement, envoyaient les citoyens au bûcher ou à la guerre. L’État n’était pas conçu comme le garant de quoi que ce soit pour les hommes du xviiie siècle. Il représentait plutôt une menace contre laquelle il s’agissait d’apprendre à s’autonomiser et se défendre.
Il est clair que nous n’en sommes plus là au début du xxie siècle. Le libéralisme semble avoir perdu aujourd’hui son potentiel subversif et émancipateur pour servir de justificatif au statut quo de certains dispositifs technicoéconomiques planétaires qui sont bien loin de viser prioritairement le bien-être de l’humanité. Pourtant, c’est encore cette ambition émancipatrice qui était à l’origine de la pensée néolibérale telle qu’elle a été conçue au milieu du xxe siècle. En effet, le néolibéralisme a d’abord été perçu comme une parade contre la montée des totalitarismes ; la force prodigieuse qu’il a conquise par la suite reste incompréhensible tant que l’on n’a pas mesuré toutes les implications de cette ambition initiale.
Prenons par exemple le fil des célèbres analyses de Karl Polanyi. Elles restent instructives, au début du xxie siècle, à plusieurs égards. Polanyi analyse la montée des dictatures totalitaires dans les premières décennies du xxe siècle, dans de nombreux pays et non seulement en Allemagne, en Italie et en Russie, comme une forme d’échec de l’État libéral en tant qu’organisation de la production fondée sur des marchés libres. Ces dictatures y substituèrent de nouvelles formes d’économies, mettant un terme chacune à leur manière à l’organisation de leurs nations sur le mode libéral. L’économie libérale, dit-il, a imprimé à nos idéaux une fausse direction. On s’était fait des illusions avec l’idée d’un homo economicus, d’un individu qui serait fondamentalement rationnel, en imaginant une société formée uniquement par le vouloir de l’homme. Pour bien comprendre les intérêts et limites de la pensée néolibérale actuelle, il faut rappeler l’originalité de la pensée libérale classique qui l’avait précédée.
C’est le machinisme industriel, explique Polanyi, qui a tout modifié : tant que la machine n’était qu’un appareil peu productif et peu coûteux, elle n’avait pas modifié les équilibres ancestraux entre l’homme et son milieu de vie. « Jusqu’à la fin du xviiie siècle, la production industrielle, en Europe occidentale, fut un simple appendice du commerce[1]. » Puis, avec l’avènement du machinisme industriel, c’est-à-dire l’invention de machines et d’installations complexes, spécialisées et produisant en grandes séries, la relation du marchand traditionnel avec la production s’est trouvée profondément modifiée. La production industrielle cessa d’être un élément secondaire du commerce, elle impliquait alors des investissements de long terme, avec les avantages et les risques y afférents. Puis, progressivement, selon la célèbre thèse de Polanyi, ce n’est plus l’économie qui restait, comme dans toutes les civilisations antérieures, enchâssée dans la vie des sociétés, c’est l’inverse qui est advenu, et là réside la grande originalité des temps modernes : « la société était devenue sur toute la ligne un appendice du système économique… Une foi aveugle dans le progrès spontané s’était emparé des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles »[2]. Personne n’avait annoncé le capitalisme. Personne n’avait imaginé une société fondée sur le machinisme et sur la recherche du gain individuel. C’est une véritable lame de fond qui a balayé en quelques décennies le vieux monde. A la veille de la plus grande révolution industrielle de l’histoire, dit Polanyi, on n’apercevait aucun signe, aucun présage de cette révolution.
Il est intéressant de se remémorer ces analyses car il existe un parallélisme troublant, vu d’aujourd’hui, entre les menaces induites par la mondialisation au début du xxe siècle, telles que les a si finement analysées Polanyi, et les menaces telles que nous les percevons au début du xxie siècle. Polanyi voit à la fin du xixe siècle poindre les limites du marché autorégulateur : une sorte de fanatisme libéral, à la fois machinique, industriel, commercial et financier, menaçait selon lui de dissoudre l’homme, les sociétés humaines et la nature dans l’immense marché mondial autorégulé qui était en train d’écraser toutes les organisations sociales ancestrales sous son extraordinaire expansion tout au long du xixe siècle. Et Polanyi décrit l’avènement des totalitarismes comme des tentatives de reprendre la main, certes avec les résultats catastrophiques que l’on connait a posteriori, du politique sur l’économique. « Si, d’un côté, les marchés se répandirent sur toute la surface de la planète et si la quantité des biens en cause augmenta dans des proportions incroyables, de l’autre côté, tout un réseau de mesures et de politiques fît naître des institutions puissantes destinées à enrayer l’action du marché touchant le travail, la terre et la monnaie. Tandis que l’organisation des marchés mondiaux des marchandises, des capitaux et des devises, sous l’égide de l’étalon-or, donnait une impulsion sans égale au mécanisme des marchés, un mouvement naquit des profondeurs pour résister aux effets pernicieux d’une économie soumise au marché. La société se protégea contre les périls inhérents à un système de marché autorégulateur : ce fut la caractéristique d’ensemble de l’histoire de cette époque. »[3]
On ne peut s’empêcher de faire le lien entre ces analyses de Polanyi, la façon dont il percevait les implications potentiellement destructrices du libéralisme classique, les « solutions » que l’histoire a trouvées pour répondre à ces menaces, et la façon dont nous pouvons percevoir ces mêmes implications destructrices en régime néolibéral, à l’ère de l’anthropocène. Explosion du nombre de pauvres, accroissement simultané de la plus grande pauvreté et de la plus grande richesse, destruction des équilibres sociaux traditionnels, dépendance financière à l’égard de l’étalon-or, destruction des milieux naturels étaient selon Polanyi les principales menaces qui grandissaient au rythme du développement du marché mondial autorégulateur. Certes, les fascismes du xxe siècle n’ont apporté aucune solution acceptable face à ces menaces, mais ces menaces n’ont pas disparu. Elles sont toujours là, certainement croissantes depuis la redécouverte de la finitude des ressources de la biosphère. Elles ont parfois de nouveaux noms : menaces écologiques, risques systémiques ; ou des noms plus précis : réchauffement climatique, dépendance à l’égard du nucléaire… et les risques de fascismes qui pointent ne sont plus seulement idéologiques ou totalitaristes, comme au début du xxe siècle : des fascismes de type technologique, eugéniste, écologique, religieux ne sont pas à exclure à horizon BH22.
La production, disait Polanyi en des termes que nous pouvons reprendre aujourd’hui mot pour mot, surtout à l’ère du numérique, est l’interaction de l’homme et de la nature. Si ce processus doit être organisé selon les règles d’un marché dépourvu de toute transcendance, alors il faut faire entrer l’homme et la nature dans l’orbite de ce marché ; ils doivent être eux aussi soumis aux règles de l’offre et de la demande, être traités comme des marchandises, des produits destinés à la vente, des motifs d’accroissement de la valeur, dirait-on aujourd’hui en régime néolibéral.
[1] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 125.
[2] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 126-127.
[3] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 127.
Publication : Jean-François Simonin, Décembre 2017