Accélération de l’histoire et nouveaux générateurs de temps

Parallèlement à tous les bouleversements introduits par les nouvelles technologies sur les dernières décennies, il s’est produit une certaine accélération du temps et de l’histoire qui n’est pas sans incidence sur notre capacité à envisager la longue durée et la question de l’anticipation. C’est un fait aujourd’hui banal mais relativement nouveau à l’échelle de l’histoire que de constater qu’un homme qui arrive à l’âge de la retraire aura vécu dans plusieurs mondes différents. Gaston Berger, initiateur de la prospective en France, avait beaucoup réfléchi à cette question.

Si l’accélération est générale, et si elle est constante, que s ‘est-il passé d’original à notre époque ? Simplement que le phénomène est maintenant à l’échelle humaine. Il est devenu immédiatement perceptible. Il existait autrefois à l’échelle cosmique ou à l’échelle historique. Voici qu’il se produit sous nos yeux. Ce n’est plus une théorie ou un concept, ce n’est même plus un élément objectif dont seul le savant aurait à tenir compte. C’est un fait banal de notre existence quotidienne. Un homme, qui a aujourd’hui une soixantaine d’années, a vécu dans trois mondes différents. Loin d’être inconscientes, les transformations nous harcèlent et nous posent mille problèmes… Nous vivons dans un monde qui change, qui change vite et surtout, qui change de plus en plus vite. Ce n’est pas le temps qui précipite sa course – ce qui n’aurait guère de signification. C’est le « contenu » du temps qui devient de plus en plus dense. Dans une même période de temps, nous voyons s’opérer des transformations de plus en plus nombreuses, et aussi de plus en plus profondes.[1]

Après Berger plusieurs auteurs ont analysé ce phénomène, dont Hartmut Rosa, qui a défini ce type d’accélération par la multiplication du nombre d’actions et d’expériences vécues par unité de temps[2]. La vitesse des actions augmente, et ces actions sont opérées par le truchement de dispositifs techniques qui en multiplient les effets : temps réel, juste à temps, haut débit, flexibilité, mobilité cadencent la perception contemporaine de la temporalité. D’où la spirale de l’accélération décrite par Rosa : plus le rythme de la vie s’accélère, plus on manque de temps, plus on cherche des moyens techniques pour gagner du temps, moyens qui finissent par accroître l’accélération. Autrement dit, l’accélération est devenue un processus autonome, qui s’alimente de lui-même et sur lequel les hommes perdent prise. Et en perdant prise sur le temps, ils se rabattent sur le présent. Certainement par défaut, par incapacité à accompagner le rythme de ce devenir accéléré dans de trop grandes proportions pour les capacités sensorielles et intellectuelles inchangées sur de si courtes périodes.

A l’analyse, cette accélération résulte de l’émergence de nouveaux générateurs de temps. De quoi s’agit-il ? Aux côtés de la Nature et de la Religion, qui se sont partagées pendant de nombreux siècles le monopole de la détermination du temps, apparaissent la technique, l’économie, les médias, le travail, les congés, la retraite, autant de générateurs de temps qui impriment leur rythme à la société en supposant une standardisation du temps à l’intérieur de chacun de ces systèmes. Le temps n’est plus régi par les cycles naturels ni par les desseins divins, il obéit aux vastes mouvements de synchronisation imposés par ces nouveaux générateurs de temps. Générateurs qui brouillent la perception du temps long et, paradoxalement, occasionnent une sorte de rabattement de nos pensées sur le présent.

Prenons d’abord l’exemple de la technique : il est probable que la prééminence du présent résulte en partie du primat actuel accordé à l’ordinateur et à l’informatique. En effet, comme l’avait analysé Jacques Ellul, l’ordinateur est avant tout une machine à comprimer les temps d’élaboration, de production, de gestion ; il permet de réduire le temps en particules de plus en plus fines. De ce fait, il devient l’instrument du primat absolu du présent sur le passé et l’avenir, présent qui devient du coup « le repère central du devenir social ». Cette impression d’accélération généralisée doit aussi beaucoup à la compression du temps que permettent d’autres moyens techniques comme les technologies de l’information et Internet, qui confèrent au savoir un caractère éphémère. De même le congélateur, les magnétophones, et les systèmes d’archivage modifient de façon extrêmement structurante nos pratiques sociales quotidiennes et notre perception de la durée. La réfrigération des œufs, par exemple, permet de reporter leur consommation plus sûrement que ne pouvait le faire la poule. La pasteurisation du lait en augmente fortement le temps de conservation. Le génie génétique, dans un autre registre, permet de transformer rapidement des cellules et des tissus ; les marchés financiers font évoluer les valeurs d’énormes actifs financiers à la nanoseconde… Or, ces mutations technologiques sont intervenues sur un intervalle de quelques générations et renforcent encore cette impression d’accélération de l’histoire. Impression très déstabilisante car elle modifie les pratiques techniques et les relations sociales à travers les modes de vie et les conditions de travail. Elle renforce le besoin d’anticipation, tout en rendant cette anticipation plus problématique : lorsque l’on roule plus vite de nuit sur une route chaotique, les phares du véhicule doivent éclairer plus loin pour éviter tout accident ; mais conjointement, tout accroissement de la vitesse s’accompagne d’une diminution proportionnelle de la portée de la vision. Daniel Innerarity prolonge cette réflexion et pointe le problème essentiel posé par l’accélération ainsi conçue :

L’accélération fait naître le désir de se rapprocher toujours davantage du futur au moment où en réalité elle l’élimine en tant que dimension stratégiquement configurable. Quand l’accélération tend à annuler le temps d’attente, les délais qui permettent de penser et de réfléchir, le temps long de la stratégie devient impossible. Les hommes ne peuvent penser et agir pour transformer le réel s’ils n’ont pas confiance dans leur pouvoir de configurer le futur. Mais à une époque où tout devient instantané et simultané, ce futur configurable cède la place à un présent fugace vécu comme source exclusive de satisfaction et d’intérêt. C’est l’une des raisons de l’écart croissant entre le futur que nous devrions prendre en compte et celui que nous considérons effectivement : alors que nos actions se répercutent jusque dans le futur le plus lointain, nous confinons nos perspectives et nos occupations dans le cadre opérationnel du présent.[3]

Le rythme des innovations technologiques, le temps court des réseaux sociaux et des médias, l’exigence de retours rapides sur investissements, l’accroissement des inégalités et les risques de précarité qui en découlent, ainsi que le sentiment d’accélération de l’histoire sont certainement les principales causes de cette nouvelle logique de l’urgence. Au final il n’est pas exagéré de dire que le très court terme, voire le présent lui-même, exerce une véritable tyrannie sur nos modes d’organisation. Nous sommes en permanence sollicités par notre environnement connecté à différents réseaux, nous sommes agressés par les événements que les médias relayent et amplifient en exigeant des réponses rapides, immédiates. Ce présentéisme gagne progressivement toutes les sphères de l’économie, de la politique, de la culture. C’est pourquoi dans mon dernier livre (La tyrannie du court-terme. Quels futurs possibles à l’heure de l’anthropocène ?) j’ai avancé l’hypothèse que les démocraties libérales allaient devoir réfléchir à une nouvelle forme de « totémisation du futur » pour sortir de cet irrésistible écrasement de la pensée occidentale sur le court terme, l’immédiat, au moment où nombre d’enjeux stratégiques planétaires commandent de retrouver la capacité à regarder loin devant les générations actuelles.


[1] Gaston Berger, « L’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation » [1957], in L’homme moderne et son éducation.

[2] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps.

[3] Daniel Innerarity, Le futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, p. 27.

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