Pourquoi anticiper relève d’une exigence nouvelle au XXIe siècle
Nous ne disposons d’aucune sagesse mondiale alors que nous disposons à présent de nombreux moyens d’action d’envergure mondiale. Il découle de ce décalage toute une série d’inadéquations entre les intentions et les réalisations, entre les moyens et les fins, entre le possible et le souhaitable, entre le court et le long terme. D’où l’impression d’un monde dont les multiples acteurs déploient des stratégies incohérentes, subissent des injonctions contradictoires et, dans ces tensions, sont amenés à prendre des options dangereuses pour les autres tant ils ne visent le plus souvent qu’à promouvoir leurs intérêts propres. Les principaux acteurs de notre civilisation technico-économique sont dépourvus de repères et d’outils susceptibles de les aider dans leurs orientations stratégiques concrètes, tandis que les peuples sont dépourvus d’autres moyens que de faire valoir leurs intérêts durables au travers des faibles leviers de court terme que leur confère leur statut d’électeur, de consommateur, de client/fournisseur, d’actionnaire ou de salarié. Notre confiance dans l’action humaine s’étiole, le caractère irréversible de nombre de nos actions apparaît soudainement, nous devenons clairement dubitatifs quant aux implications du génie créatif humain, nous pressentons le besoin d’une capacité d’anticipation d’un genre nouveau.
Tout ce passe comme s’il existait un bug dans l’algorithme de la civilisation occidentale. Ce qui fait aujourd’hui de ce bug le souci N° 1 pour l’avenir de l’humanité, c’est le formidable saut effectué par l’humanité dans son rayon d’action au cours des dernières générations. Science, technologie, économie et mondialisation ont modifié la donne dans les équilibres planétaires, mais nous n’avons aucune maîtrise des conséquences de ces évolutions. Le monde entier en a d’abord pris conscience avec l’utilisation de l’arme atomique au milieu du xxe siècle, puis nous avions fini par nous habituer aux dangers véhiculés par la mise au point de cette technologie – par ailleurs utile en matière de production d’énergie. Nous commençons à percevoir une autre manifestation de l’envergure prise par les actions humaines avec le problème du réchauffement climatique. D’autres enjeux du même ordre apparaissent dans la foulée du développement de la civilisation, comme l’accroissement démographique, le vieillissement de la population mondiale, les perspectives de manque de ressources naturelles, la croissance des inégalités, la perspective de mutation génétique du vivant, ainsi que d’autres enjeux de cette nature.
Si notre incapacité à anticiper collectivement représente bien le souci majeur pour l’avenir de l’humanité, la tentative de comprendre cet état de fait et d’en identifier les causes représentera alors un enjeu prioritaire. Il est toutefois nécessaire d’expliciter d’emblée quelques-uns des partis pris ou postulats) destinés à cadrer les contours dans l’optique de l’enquête BH22 : parti pris de considérer qu’il n’est pas encore interdit d’envisager un changement de direction ; parti pris de considérer qu’il n’existe aucun démon à la manœuvre et notamment pas de démon qui viserait explicitement à l’extinction de l’humanité ; parti pris de considérer que les orientations suicidaires vers lesquelles se dirigent les sociétés occidentales ne proviennent pas d’un excès de rationalité, mais au contraire d’un défaut de rationalité au sens bien compris du terme, c’est-à-dire incluant la prise en compte du long terme pour la biosphère et l’humanité ; parti pris de considérer que l’orientation de la civilisation dans son ensemble, avec ses sept milliards d’individus au début du xxie siècle et ses innombrables processus politiques, industriels, culturels enchevêtrés est une question trop monumentale pour pouvoir être travaillée d’un seul bloc, comme pourrait le faire un Dieu, mais que cette orientation globale est le produit d’un certain nombre d’enjeux sur lesquels il n’est pas inimaginable d’envisager des normes de comportement qui éviteraient des impasses stratégiques irréversibles pour l’humanité ; parti pris de considérer que ces normes auraient prioritairement à s’imposer aux principaux acteurs de la civilisation présente, les big players, individus ou collectifs, qui configurent au travers de leurs œuvres technoscientifiques, économiques et politiques le futur de pans entiers de la civilisation ; parti pris d’imaginer que même pour ces big players la question de l’avenir à long terme devrait représenter un souci majeur, ne serait-ce que pour la poursuite et le perfectionnement de leurs propres activités, même si ce n’est pas actuellement le cas en raison de la faiblesse du poids du futur dans les processus de prise de décision, notamment dans les sphères politiques et économiques – la question du temps, et donc de l’avenir, n’ayant jamais existé dans la pensée scientifique. En d’autre termes il s’agit de parier sur l’idée qu’il est encore temps d’éviter des sorties de routes définitives pour la civilisation avant le XXIIe siècle. Tout cela est clairement utopique, mais d’un utopisme que j’espère réaliste. C’est en tout cas la toile de fond sur laquelle se déroulera la présente réflexion sur les capacités d’anticipation de nos sociétés technicoéconomiques libérales.
Publication : Jean-François Simonin, décembre 2012.