Les apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, Seuil Anthropocène, 2013
Le grand mérite du livre de Clive Hamilton est d’attirer notre attention sur une question qui va devenir un sujet d’actualité mondiale dans les années à venir. Car à horizon BH22, la géo-ingénierie représente un enjeu stratégique de la même nature que le nucléaire ou les OGM. En cas d’erreur, d’échec ou d’accidents malencontreux, l’avenir de l’humanité sur le long terme pourrait s’en trouver dramatiquement hypothéqué. Nous pouvons, c’est certain, avoir de sérieux doutes quant à la pertinence d’un projet de climatisation de la planète.
Pour comprendre la nature et l’importance des enjeux liés aux projets de géo-ingénierie climatique, il faut remonter à la prise de conscience de notre entrée dans l’ère de l’anthropocène. Nous quittons actuellement l’ère de l’holocène. Il s’est agi d’une période idyllique pour l’humanité, qui aura bénéficié pendant dix millénaires environ d’une clémence et d’une régularité climatique propice à un véritable bond en termes d’organisation sociale, de démographie, et d’exploitation du vivant. Mais l’homme s’est développé durant l’holocène avec un tel succès qu’il a acquis l’équivalent d’une force géologique. La population a été multipliée par dix et l’impact de l’utilisation des combustibles fossiles a eu des résultats si importants qu’ils ont fait entrer la planète dans une nouvelle époque géologique, l’ère de l’anthropocène. Selon la définition initiale de Paul Crutzen, éminent spécialiste du climat, l’anthropocène est caractérisée par le fait que « les activités humaines ont maintenant un impact si important et dynamique sur l’environnement global qu’elles entrent en rivalité avec les grandes forces de la nature en termes d’impact sur le fonctionnement du système Terre. » (p. 254) Contrairement à l’idée rassurante d’une Nature robuste et permanente, toile de fond immuable des activités humaines, les scientifiques en viennent à redouter que les activités humaines ne poussent le système Terre hors de l’état de grande stabilité qui avait caractérisé l’holocène. Pour Hamilton, il nous faudra encore des décennies pour mesurer toutes les implications de ce changement d’ère. Car le problème n’est pas seulement d’ordre météorologique, il implique de repenser toute notre vision de l’histoire. C’est toute la conception de l’autonomie de l’homme dans son rapport à la nature qui en est bouleversée – autant dire que c’est toute la pensée des Lumières qui achoppe sur de tels constats. L’idée même de distinction entre histoire naturelle et histoire humaine n’a plus de sens. A partir de l’anthropocène, la nature, toute la nature, devient une nature humaine. Il n’y a plus de nature sauvage.
Pour Hamilton c’est une intervention publique de Paul Crutzen, datée de 2006, qui a fait accéder la géoingénierie climatique au rang de préoccupation « sérieuse ». Crutzen estimait que « la solution de loin la plus préférable pour résoudre le dilemme des décideurs politiques consiste à diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, jusqu’ici, les tentatives dans cette direction ont pour la plupart échoué ». (p. 215) En d’autres termes, le point de départ de la réflexion sur l’idée de géo-ingénierie résulterait, pour Hamilton, de l’échec patent de la communauté internationale à répondre aux alertes scientifiques sur les dangers du réchauffement climatique par diminution des émissions de gaz à effet de serre.
Rétroactions et points de bascule sont les deux principales sources d’angoisse des spécialistes du climat qui redoutent de possibles effets de réaction pouvant amplifier ou atténuer les effets directs de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre sur le réchauffement. La prise de conscience du déclin spectaculaire de la banquise arctique estivale au cours de la dernière décennie a représenté un choc pour de nombreux spécialistes. Ces derniers craignent à présent de possibles réactions en chaine : fonte du permafrost, libération de grandes quantités de méthane dans l’atmosphère et autres effets déstabilisateurs très puissants. Et l’apparition des fameux points de bascule, dont la simple évocation suffit à anéantir l’idée jusque-là réconfortante selon laquelle l’accumulation lente de gaz à effet de serre entrainerait une modification progressive de la température, à laquelle nous pourrions remédier en temps utile.
D’où une déferlante de projets d’intervention d’ordre technologique pour prendre la main sur la question climatique. Selon Hamilton, on répertorie « … quelques quarante-cinq propositions de techniques de géo-ingénierie et leur variante. Entre huit et dix d’entre elles font l’objet d’une attention sérieuse. Certaines relèvent d’une conception extrêmement ambitieuse, d’autres sont sans imagination ; certaines sont purement spéculatives, d’autres ne sont que trop aisées à mettre en œuvre. » (p. 12) Parmi les solutions souvent citées : tenter d’interférer dans le grand cycle du carbone, altérer la composition chimique des océans ou y déverser de grandes quantités de chaux, accélérer artificiellement l’érosion des roches, modifier l’implantation naturelle des arbres, des sols et des algues dans de grandes proportions, purifier l’air de différentes façons, gérer le rayonnement solaire, éclaircir les nuages, modifier les cirrus, installer un bouclier solaire constitué d’une couche de particules de soufre injectées dans la haute atmosphère pour réduire la quantité de lumière solaire qui atteint la planète, créer un filtre solaire sur mesure… On le voit, il existe un grand nombre d’idées comprises sous l’intitulé géoingénierie climatique. On peut toutefois les classer en deux familles principales : celles qui consistent à « aspirer le carbone », et celles qui proposent de « maîtriser la lumière du soleil ».
Hamilton, après analyse des débats publics à ce sujet, identifie les trois justifications principales avancées par les promoteurs de la géo-ingérierie : elle permettra de gagner du temps (c’est un mal transitoirement nécessaire pour éviter un réchauffement climatique incontrôlé), elle permettra de répondre à une urgence climatique (c’est l’argument avancé par Crutzen, pour combler l’incapacité des politiques à réguler les émissions de gaz à effet de serre), et elle représentera la meilleure option économique possible (plusieurs analyses coûts/bénéfices ont été effectuées, et certaines avancent l’idée que la géo-ingénierie représenterait économiquement la solution du moindre mal, les coûts à engager aujourd’hui étant plus faibles que les manques à gagner ou les surcoûts de fonctionnement de la Terre à moyen terme, en cas de réchauffement important). En 2010 le Giec a décidé, pour la première fois, d’intégrer une évaluation de type géo-ingénierie comme réponse au réchauffement climatique dans les conclusions de son rapport. Ce qui a procuré un retentissement considérable à une idée qui restait jusqu’alors relativement hors de portée de toute stratégie réaliste.
La question est véritablement complexe. « La géo-ingénierie représente un profond dilemme, non seulement pour les scientifiques spécialistes du climat, mais également pour les écologistes. C’est une question à laquelle tous les citoyens vont bientôt être confrontés. Beaucoup de gens éprouvent de la répulsion à l’idée, que l’on retrouve dans certains projets de géo-ingénierie, d’une prise de contrôle du climat de la Terre dans son ensemble. Car il s’agirait certainement de l’expression ultime de l’arrogance technologique du genre humain. Pourtant, si l’alternative consiste à rester en retrait et à regarder l’humanité plonger la Terre dans une ère de changement climatique hostile et irréversible, que faire ? » (p. 32) Dans la mesure où le changement politique semble inconcevable, la seule solution est alors de gagner du temps, soit pour attendre que le coût des énergies renouvelables chute, soit pour nous préparer à faire face à un éventuel point de basculement du climat. Mais dans un sens, avec la géo-ingénierie, on entérine le fait qu’il n’est pas question de modifier le mode de vie des humains. On chercherait plutôt à transformer le monde dans lequel vivent ces humains. Les plus grands dangers liés à la géo-ingénierie émanent des apprentis sorciers qui font la promotion du « bon anthropocène », et multiplient les recherches de toute solution technoscientifique capable d’influer sur l’évolution du climat. En effet, l’ingénierie du climat est une idée intuitivement séduisante pour la pensée technologiste occidentale et ses politiques conservatrices, qui refusent toute politique qui s’orienterait délibérément vers une modification des modes de vie occidentaux. Et dans ce contexte, certains scientifiques font bon ménage avec des industriels peu scrupuleux pour inviter à modifier délibérément le climat. Pour eux, l’anthropocène, littéralement l’âge de l’homme, est une invitation à assumer un contrôle total de la planète. Pour eux, ce nouveau rôle joué par l’humanité à l’échelle planétaire constitue une « formidable opportunité » de concevoir divers scénarios de type géo-ingénierie. Et de nouvelles opportunités de générer du business, tout simplement.
Mais avec l’anthropocène, le mythe d’un progrès sans fin, profitant à l’humanité entière par ruissellement, ne tient plus. « La question qui se pose est donc de savoir quelle proportion du reste du monde sera sacrifiée pour prolonger le rêve de l’abondance » pour quelques-uns. (p. 280) C’est dans ce contexte qu’il faut interroger la possibilité du recours à la géo-ingénierie : va-t-elle être utilisée pour sauver la croissance telle qu’elle est aujourd’hui conçue, ou pour nous donner les moyens de faire émerger les nouvelles valeurs que requiert l’anthropocène ? « Nous voyons les climatosceptiques influents des États-Unis et d’ailleurs se tourner vers la géo-ingénierie, tandis que les politiciens conservateurs commencent à y voir un intérêt électoral. Les grands prêtres du culte de Prométhée et les défenseurs du libre marché sont naturellement attirés par la géo-ingénierie. Son intérêt stratégique devrait progressivement entrainer sa militarisation. La pensée technique structure notre conscience de mille manières différentes qui rendent l’ingénierie du climat séduisante et, en conséquence, pratiquement inéluctable… Dans les décennies à venir, nous verrons si la tentative de modification délibérée du climat est une noble audace ou une folie désastreuse. » (p. 282-283)
Publication : Jean-François Simonin, Juin 2016.