Faire de l’avenir le point d’arrivée de la pensée stratégique
Comment se fait-il que la civilisation occidentale n’a toujours pas accouché d’une méthode d’anticipation solidement structurée ? Comme se fait-il que nous en soyons réduits aujourd’hui encore à découvrir après coup les conséquences de l’agir humain ? Pourquoi les principales avancées -et reculs- dans nos conditions d’existence semblent n’être que le fruit du hasard ? Pourquoi ne résultent-ils que rarement d’une politique ou d’une stratégie collective discutées et assumées. D’où vient l’existence d’une lacune aussi énorme dans l’édifice par ailleurs si remarquable et globalement performant de notre civilisation ? Qu’est-ce qu’une économie qui ne prend pas le temps de discuter de ses horizons de longue durée, de la raison d’être de ses investissements ? Comment avons-nous pu nous y prendre pour donner à quelques-uns l’autorisation de risquer l’avenir de tous ? Pourrait-on imaginer une méthode d’anticipation qui permettrait de reprendre la main sur cette situation, de faire quelques progrès en matière d’anticipation collective ?
Si seulement nous avions pris conscience de l’anthropocène auparavant. Ce concept tombe au mauvais moment, remarque ironiquement Bruno Latour. Nous qui sommes déjà au fond de plusieurs impasses stratégiques, voilà que nous devrions en plus nous occuper d’assurer le fait qu’un futur puisse advenir. Au moment où nous achevons cette superbe universalisation des définitions du monde et de l’homme – au travers de la monétarisation, de la mondialisation et de la numérisation à l’occidentale – à ce moment précis où l’on pouvait commencer à envisager de magnifiques aventures dans la réalité modifiée, on apprend que nos projets peuvent conduire à des bouleversements irréversibles des conditions de vie de l’humanité. Pas de chance, explique Latour. « Il faut affronter le monde avec un humain réduit à un tout petit nombre de compétences intellectuelles, doté d’un cerveau capable de faire de simples calculs de capitalisation et de consommation. » Au moment même où nous devons redevenir capables de faire de la stratégie et de la politique, « … on n’a plus à notre disposition que les pathétiques ressources du management et de la gouvernance. Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en standard universel de comportement »[1].
Il peut paraître paradoxal de parler d’un recul de la capacité à définir le réel à l’époque de notre surpuissance technoscientifique, en pleine campagne de publicité mondialisée pour la réalité augmentée et le trans-humain. Il est possible que la numérisation, par exemple, augmente avec la même intensité notre capacité de contrôle que notre capacité de nous soustraire à tout contrôle. Il est aussi possible que les hommes participent de moins en moins aux processus politiques à mesure qu’ils accèdent à une connaissance de plus en plus élaborée. Ou qu’au-delà d’une certaine dose, le savoir devienne plus paralysant que transformateur. Il ne faut rien écarter de ces éventualités. Mais aucune d’entre elles ne peut exonérer les principaux acteurs de la mondialisation d’avoir des comptes à rendre à propos des réalités qu’ils façonnent.
La guerre économique contemporaine est une guerre sans stratégie. Et ceci est plutôt une bonne nouvelle. Non pas qu’il soit rassurant de persévérer dans des directions erratiques et suicidaires, mais il peut être rassurant de constater qu’aucun mauvais esprit d’essence technologique ni économique n’est à la manœuvre. C’est la faiblesse des hommes, et elle seule, qui est à l’origine des impasses stratégiques de la civilisation occidentale. Ce constat ne livre aucun remède concret pour sortir de nos impasses, mais il rappelle qu’une sortie de ces impasses reste possible, pourvu qu’une volonté politique s’en empare, la construise et la déploie. Il faut retrouver l’ambition de construire le monde. Non pour le dominer mais pour garder la main sur le futur, au moins pour être en mesure d’en freiner les dérives lorsque c’est nécessaire. A l’ère de l’anthropocène nous somatisons dans des proportions telles qu’il est indispensable de retrouver la dimension ontologique de l’agir humain. Personne ne peut plus prendre une décision d’importance s’il n’est en mesure de comprendre comment va se sédimenter et faire monde le résultat, voulu ou non voulu, de ses actions. Nous avons à faire de l’avenir le point d’arrivée de la pensée stratégique. Nous devons cesser de penser et d’agir sur la base d’une garantie de ressources pour l’éternité. Au début du xxie siècle, à l’entrée de l’anthropocène, l’humanité arrive au bout de la logique de domination de son milieu de vie, au bout de son utopie d’une hypothétique destruction créatrice. Elle a pu jusqu’à présent considérer le monde comme une poubelle car les réalités qu’elle y construisait ou les déchets qu’elle y laissait ne pesaient pas réellement sur les équilibres de son milieu de vie. Il en va autrement aujourd’hui. Jusqu’à présent la pensée stratégique ou tactique pouvait tabler sur l’infini des ressources et du temps à disposition de l’humanité, et dessiner ses projets en fonction de ces données d’entrée. Il nous faut apprendre aujourd’hui à reconstruire une pensée stratégique qui fasse de la finitude et du délai ses points de départ, et du monde et de l’avenir ses points d’arrivée, ses objectifs stratégiques fondamentaux.
Le néolibéralisme semble avoir remisé l’objectif de construire un monde meilleur contre la promesse d’assurer une vie meilleure pour les quelques générations actuelles, au détriment ouvertement assumé des générations ultérieures ; ce qui nous pose un problème particulièrement intrigant à nous, les adultes du début du xxie siècle – nous qui avons des enfants persuadés qu’ils auront à vivre des restrictions de diverses natures. A ce titre on peut dire que la génération qui vient est la première génération « post-historique », la première pour qui se pose frontalement la question d’imaginer de nouveaux horizons d’émancipation, pour les plus optimistes – voire tout simplement de survie, pour les plus pessimistes. Surtout au Nord (cette vision est moins répandue dans les pays en développement), les jeunes générations qui ont les ressources suffisantes pour s’interroger sur les questions de long terme ne visent plus prioritairement à construire l’avenir mais à éviter ou corriger les erreurs du passé. Finis les espoirs communs de révolution ou de progrès social collectif. Seules les minorités au pouvoir peuvent encore miser sur quelques réussites individuelles. Tout se passe comme si le compte à rebours de la planète s’était engagé. « Le futur est déjà terminé » et nous sommes entrés dans le « délai » décrit par Günther Anders. C’est-à-dire le délai qui nous sépare de l’effondrement de la civilisation et, probablement selon Anders, de la fin de l’humanité. En sommes-nous vraiment là ?
Nous n’avons d’autre choix que de recouvrer la capacité de jeter nos regard au loin, aussi loin que nous pouvoirs technoscientifiques propulsent notre pouvoir d’agir. A défaut, les routines néolibérales nous conduiront à poser des questions embarrassantes : dispose-t-on d’un plan B pour le cas où la Terre tournerait mal ? Peut-on envisager de restructurer le monde comme on restructure un groupe industriel ou une filière complète, par exemple l’industrie spatiale européenne aujourd’hui, ou l’industrie automobile mondiale hier, l’industrie textile avant-hier ? Abandonner des régions ou des peuples sans perspectives stratégiques ? Devrait-on recentrer l’humanité sur son cœur de métier ? Viser un accroissement de valeur pour les hommes, et lesquels – ou pour tous les hommes, présents ou à venir ? Climatiser la planète, créer de nouvelles espèces, détruire celles qui nous ennuient, archiver celles dont on pense avoir besoin un jour, fusionner l’homme et la machine – afin de lui apprendre à supporter certains pans de la réalité modifiée que nous continuerons à façonner en vertu des règles du marché ?
[1] Bruno Latour, Face à Gaïa, p. 143.
Publication : Jean-François Simonin, juin 2017