Futurisme, dataisme et totalitarisme
C’est peu dire que la question de l’avenir à long terme est devenue un enjeu politique majeur. Mais on commence à le pressentir, il se pourrait que ce soit plus prioritairement encore un enjeu culturel. Il se pourrait que nos touchions à présent du doigt une incompatibilité de fond entre rationalité et longue durée. D’autant que d’un point de vue historique, les dernières tentatives politiques de promotion du futur dans les affaires humaines ne se sont pas faites sans dommages. Le xxe siècle en porte encore les profonds stigmates. Il faut donc se souvenir, au début du xxie siècle, que futurisme et totalitarisme ne sont pas tout à fait étrangers l’un à l’autre. Se répand actuellement une sorte de totalitarisme technoscientifique qui doit nous interroger. Sa similitude avec les totalitarismes du siècle précédent est troublante.
Le futurisme de Marinetti au début du xxe siècle se voulait une rupture retentissante avec les ordres anciens. La « splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Au début du xxe siècle le mouvement futuriste avait élaboré toute une conception du futur visant à anéantir la nature avec des machines. Il s’agissait de fabriquer l’homme nouveau, un homme brutal dont l’objectif était la domination sauvage de son environnement. Le futurisme favorisait l’asservissement du vivant et la fascination pour les machines à carburant fossile. Ce mouvement a été lourd de conséquences et a pesé beaucoup dans l’imaginaire des peuples qu’il avait ainsi préparés à entrer dans les idéologies totalitaires émergentes à l’époque. Certes, rien ne nous obligerait au début du XXIe siècle à promouvoir de telles idées, mais il faut noter à quel point futurisme italien, fascisme allemand et totalitarisme stalinien ont représenté l’expression d’une liaison dangereuse entre idéologie, vision de long terme, volonté de réforme et totalitarisme. Rien ne nous dit que nous sommes actuellement à l’abri de telles erreurs d’appréciation. Le dataisme du début du XXIe siècle, cette nouvelle religion qui met les données au centre de toutes les attentions, pourrait-il inviter au même type de dérive ?
Le xxe siècle est certainement le siècle qui a le plus provoqué le destin, a le plus manifestement invoqué le futur, le plus projeté, rêvé, construit, massacré et modifié les équilibres de la biosphère et des institutions traditionnelles en son nom. Comment a-t-on pu aussi longtemps, soit pendant deux siècles environ, pousser aussi loin les feux de la rationalité occidentale sur tous les fronts sans nous apercevoir qu’il y avait là-dessous une problématique politique d’envergure mondiale ? Pour avoir fait confiance dès le milieu du XXe siècle trop massivement à une philosophie néolibérale censée nous mettre à l’abri des totalitarismes politiques, nous voici confrontés dans l’urgence à reposer les questions de long terme sans avoir développé les concepts, outils et dispositifs politiques adéquats.
Comme le dit un proverbe allemand, les idéologies commencent par être innocentes et finissent par être terribles. Dans un sens l’Allemagne nazie a cherché à être à la fois plus scientifique et plus visionnaire que l’Angleterre et la France. Dans un sens, le stalinisme et le nazisme qui ont découlé de l’émergence de régimes idéologiques ne visaient qu’à promouvoir un scientisme conquérant. Ces deux idéologies revendiquaient des bases scientifiques, selon elles incontestables : le stalinisme prétendait s’appuyer sur l’analyse économique et l’évolution des sociétés selon l’approche marxiste, le nazisme se voulait une vision froidement scientifique fondée sur la « science des races ». Dans les deux cas les promoteurs de ces idéologies s’appuyaient sur les disciplines fraîchement construites autour des travaux de Marx et de Darwin. Il faut se souvenir à quel point c’est le soubassement scientifique de ces idéologies qui était mis en avant, et non de quelconques arguments relatifs au bien ou au mal, à la morale. Un peu comme cette rationalité technoscientifique contemporaine qui nous enjoint d’accepter sans discuter tout ce qui est mis sur les marchés selon la loi d’airain de l’efficacité économique ?
Publication : Jean-François Simonin, octobre 2017