Il n’y a pas de crise écologique
Nous ne sommes plus dans une crise écologique qu’il s’agirait de surmonter au moyen d’interventions ciblées sur l’environnement en attendant le retour à un état normal. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, totalement inconnue, qui se traduira par une dégradation des conditions d’habitabilité de la Terre pour de nombreuses espèces, dont l’espèce humaine. L’idée de progrès n’est plus séparable de celle de déclin. Il ne peut plus y avoir progrès, en tout cas pas au sens où on l’entend aujourd’hui, sans ravage écologique et anthropologique. Il s’agit là d’un profond renversement de perspective qui, passé l’effroi, devra susciter des réactions appropriées.
En d’autres termes, la prise de conscience de l’anthropocène représente la découverte que le monde n’est plus en expansion. L’idée de progrès ne faisait pas problème au temps où l’on percevait le monde comme étant en expansion. Progresser, dans une perspective expansionniste, ce n’est jamais qu’accompagner le mouvement du monde, réclamer sa juste part d’un gâteau en croissance. Mais le monde, à l’ère de l’anthropocène, n’est plus en expansion, il est en contraction : contraction des ressources naturelles, contraction des espaces habitables par habitant, contraction des sols exploitables, contraction des espaces naturels, contraction des eaux consommables, contraction de l’air respirable. Que peut signifier progresser encore dans un monde en contraction ? Creuser plus profond ? Exploiter davantage encore l’espace ou le fond des océans ? La mise en coupe réglée du monde par la technologie, l’industrie, la colonisation, l’asservissement des populations, la numérisation – conduit à la destruction. Non pas à la prétendue destruction créatrice de Schumpeter, au motif que l’ingéniosité humaine ajouterait systématiquement quelque chose au monde, ou parce que les ravages écologiques créeraient des emplois, mais bien une destruction destructrice des conditions de la vie sur Terre. L’anthropocène signifie par exemple que la température du globe peut subir d’importantes variations du fait de l’activité humaine influant sur le climat terrestre alors même que l’insolation de la planète ne varie pas. D’où la crainte d’un emballement incontrôlé du réchauffement climatique en cours en raison de facteurs anthropiques. On savait depuis assez longtemps que la civilisation occidentale représentait une menace pour les autres civilisations, on sait à présent qu’elle représente une menace pour elle-même.
On sent aussi qu’il devient inapproprié de parler de « crise écologique ». Il y a une mutation, un changement d’état du système-Terre. Nous changeons de monde, et il va falloir s’organiser pour être en mesure de subsister dans ce monde. Avec l’anthropocène l’idée même d’une maîtrise de la nature devient caduque. Cette idée supposait un face à face entre deux entités ontologiquement distinctes, dont les évolutions pouvaient diverger. Avec un humain qui accumulait des pouvoirs de plus en plus significatifs de dressage et d’exploitation d’une nature extérieure à lui. Mais l’anthropocène met à jour un lien inextricable entre les phénomènes humains et naturels, resserrant leurs possibilités d’évoluer sur longue durée. La planète se découvre assiégée par l’humanité. L’anthropocène est une « étrange défaite » qui se préparait à notre insu pendant que nous célébrions la grandeur de la Révolution industrielle, des Trente Glorieuses, de la chute du mur de Berlin. Francis Fukuyama avait finalement raison, on approchait bien de la fin de l’Histoire, pas pour les raisons qu’il avait imaginées – la victoire finale de l’écodémocratie à l’occidentale -, mais au contraire parce que l’humanité était en train de travailler à sa propre expulsion de l’écoumène terrestre.
Jean-François Simonin, août 2023