Sur la spécificité de la question du long terme au XXIe siècle
La question de la longue durée se pose au début du XXIe siècle dans un contexte nouveau dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Nous serions, dit-on communément, entrés dans une période où l’urgence règne en maître. L’expression tyrannie du court-terme cherche à caractériser cette situation dont on s’accorde à penser qu’elle s’amplifie régulièrement, pour atteindre actuellement des proportions qui seraient devenues plus problématiques que par le passé. De nombreux ouvrages ont abordé ce sujet ces dernières années. Je voudrais me concentrer ici sur l’identification des conditions à réunir pour réintroduire la longue durée dans les circuits de décision des principaux acteurs de la mondialisation. En remettant en cause l’idée que le long terme serait une question qui n’aurait pas posé de problème par le passé, qu’il s’agirait d’un problème nouveau. Car, loin d’avoir été une évidence, la longue durée a toujours été et reste à ce stade une énigme, un concept aussi difficile à saisir théoriquement que pratiquement. Ce qui fait l’originalité de notre situation actuelle, au début du XXIe siècle, c’est que nous sommes plongés depuis quelques décennies dans une crise de l’avenir qui brouille toute capacité de projection sur la longue durée.
Bien sûr nous avons en tête quelques exemples caractéristiques qui témoignent d’une certaine perte de la capacité qu’avaient nos ancêtres à concevoir le temps long. Nos instituteurs ont insisté sur les modes de conception et de construction des cathédrales, qui nécessitaient la coordination d’une activité humaine complexe, requérant l’implication de plusieurs corps de métiers, sur plusieurs générations. Nous avons entendu dire que dans certaines tribus indiennes, les chefs étaient choisis parmi les quelques individus qui étaient capables de projeter les conséquences de leurs stratégies à l’horizon des sept générations à venir. Mais à l’inverse, nous savons aussi que d’autres civilisations ne disposaient pas de la forme grammaticale du futur pour s’exprimer, ni à l’oral, ni à l’écrit. Et nous plongeons dans un abîme de perplexité lorsqu’on nous explique que la Chine antique n’avait jamais fait du temps – de la temporalité au sens où on l’entend couramment en Occident, avec notamment un passé, un présent et un futur – une catégorie significative de sa pensée[1].
Comment, alors, instruire valablement la question du temps long ? Peut-on dire qu’il y a un besoin spécifique de concevoir la longue durée au début du XXIe siècle ? Peut-on avancer qu’il y aurait aujourd’hui une certaine « urgence » à s’intéresser de nouveau au long terme ? Est-il envisageable et pertinent de chercher à sortir d’une prétendue tyrannie du court-terme ?
En vision historique et de façon très schématique nous sommes passés en Occident de la perception d’un avenir « cyclique », principalement calé sur l’enchaînement des saisons (depuis le début de l’humanité jusqu’à l’apparition des religions monothéistes), à celle d’un futur indépendant de nous, extérieur à toute emprise humaine (depuis l’avènement des monothéismes lors de la période axiale tel que l’a illustré Karl Jaspers, et surtout depuis le déploiement du christianisme en Occident, qui a imposé l’idée d’une certaine flèche du temps, donc d’une irréversibilité du temps, jusqu’à la Renaissance environ), ensuite à celle d’un futur que l’on croyait domestiqué et maîtrisé, ou en tout cas domesticable et maîtrisable (depuis la Renaissance, mais plus nettement depuis les Lumières et le début de l’ère du développement scientifique et industriel, jusqu’à la fin du XXe siècle), enfin à un futur dont nous découvrons aujourd’hui l’opacité fondamentale, sans espoir d’éclaircissement véritable hors de quelques champs du savoir proches de la physique (depuis la fin du xxe siècle).
C’est cette opacité nouvelle, associée à la formidable puissance de nos outils modernes de façonnage du réel et à la prodigieuse puissance de l’économie mondialisée et financiarisée, qui caractérise nos questionnements contemporains. Et occasionnent des contorsions existentielles pénibles : nous avons mauvaise conscience de nous préoccuper du temps qu’il fera dimanche prochain plutôt que du changement climatique ; nous consommons ardemment, et toujours davantage, tout en sachant que l’empreinte écologique globale de la civilisation occidentale est excédentaire depuis plus de trente ans ; nous travaillons activement au sein d’entreprises dont nous savons pertinemment qu’elles ne s’intéressent qu’aux profits qu’elles pourront réaliser à court terme et se désintéressent au plus haut point des implications à long terme de leurs stratégies. Enfin la question du long terme est banalisée dans des proportions qui laissent perplexe : au moment où j’écris ces lignes, un fabricant de produits ménagers pose sur de grandes affiches publicitaires la question suivante : « Quand se produira la prochaine crise financière ? Avant ou après la vaisselle ? »
Il est donc possible que nous soyons au XXIe siècle devant une situation réellement inédite vis-à-vis de la conception du temps long. Il devient peut-être effectivement impératif de nous intéresser aux conséquences à long terme des décisions que nous prenons aujourd’hui : car la formidable puissance acquise par les sociétés occidentales, au travers de ses lourds et puissants dispositifs technologiques et industriels, impose de mesurer le plus précisément possible les conséquences à long terme des choix technologiques, industriels, politiques, au moment où l’on effectue ces choix. On pressent que ces conséquences pourraient s’avérer désastreuses en cas d’erreur technique ou humaine, ou tout simplement en cas d’incapacité à anticiper la totalité des implications de ces choix, particulièrement dans les secteurs du nucléaire, de la chimie, des biotechnologies, de l’agroalimentaire, du numérique, etc.
Dans plusieurs secteurs d’activité nous commençons à douter du fait que le progrès technique puisse continuer à nous apporter autant de bienfaits que de nuisances. La balance avantages/inconvénients qui servait de curseur à la recherche d’innovation scientifique et technique était jusqu’à présent très clairement inclinée vers les avantages, et ceci depuis environ deux siècles ; bon an, mal an, les innovations technologiques ont conduit à un substantiel accroissement du niveau de vie dans les sociétés occidentales, et les « accidents » liés à ces progrès ont été relativement mineurs, qu’il s’agisse des accidents industriels type Seveso, Tchernobyl, AZF, Fukushima… ou de la vache folle, du sang contaminé, du virus H1N1… Mais on pressent que de nouvelles vulnérabilités sont en train de naître et de se développer : s’il est vrai que l’accident nucléaire d’envergure planétaire, tant redouté tout au long de la guerre froide, ne s’est pas produit, nous pressentons que le même type de danger planétaire d’origine anthropique est en train d’apparaître avec les biotechnologies, la génétique, la connectique, et surtout aux multiples points de convergence de ces technologies. On peut aussi s’interroger sur la façon dont le prochain Hitler utilisera les moyens modernes de communication. Bref, nous craignons de nouvelles vulnérabilités au moment où nous perdons la capacité à nous projeter dans la longue durée munis de ces nouveaux pouvoirs. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de remettre la question de la longue durée au centre de nos préoccupations.
Mais nécessité ne fait pas loi. Force est de constater que la majeure partie des décisions stratégiques se prennent aujourd’hui sans égard pour leurs conséquences sur le long terme, tant dans les sphères technoscientifique, économique que politique. Il faut dire que le long terme est un concept beaucoup plus difficile à cerner qu’on ne le pense en première analyse. Il faudrait pouvoir comprendre les formidables bouleversements que vient de subir, en quelques générations, la notion de long terme en Occident. Il faudrait ensuite comprendre les origines possibles des multiples désynchronisations temporelles qui sont au fondement des principales impasses stratégiques de la civilisation occidentale. Et il faudrait certainement envisager, au final, l’idée d’une « transcendance artificielle » qui pourrait caractériser la longue durée. On pourrait alors évoquer une sorte de « totémisation du futur » pour souligner la nécessité, au début XXIe siècle, d’envisager un dispositif conceptuel radicalement nouveau pour espérer venir à bout des incohérences stratégiques de la civilisation occidentale. Il s’agirait en fait d’imaginer les conditions à réunir pour faire de la longue durée une catégorie structurante de la pensée, apte à soutenir de nouvelles échelles de valeurs, de nouveaux concepts juridiques, de nouvelles pratiques politiques, ainsi qu’une nouvelle déontologie en matière de stratégie. Pour faire de l’avenir à long terme le point d’arrivée, et non le point de départ, des stratégies des principaux acteurs de la mondialisation.
[1] Par exemple grâce aux différents ouvrages de François Jullien.
Publication : Jean-François Simonin, avril 2014.