Le 29 août 2016, une révolution d’un genre spécial
Il s’est produit un événement remarquable le 29 Août dernier. La communauté scientifique s’est accordée sur le constat que l’humanité est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’ère de l’Anthropocène.
L’idée était dans l’air depuis une quinzaine d’années. C’est en février 2000 que Paul Crutzen, prix Nobel de Chimie 1996, avait pour la première fois prononcé le mot « Anthropocène ». Lors d’un congrès international de Géophysique il avait ouvert un débat dont le retentissement allait devenir interdisciplinaire et planétaire. Il est temps, avait-il expliqué en substance, de considérer que l’humanité n’est plus dans l’ère de l’Holocène, mais est entrée dans l’ère de l’Anthropocène. Quelques rappels : le Quaternaire s’est ouvert depuis 2,5 millions d’années, d’abord sur le Pléistocène ; nous sommes passés ensuite à l’Holocène voici 11 500 ans environ, à la fin de la dernière glaciation. Cette période se clôture actuellement, explique Crutzen, car il devient scientifiquement faux et pernicieux de continuer à penser que l’homme peut, comme il pouvait le faire au cours de toutes les périodes géologiques qui ont précédé notre période contemporaine, poursuivre ses activités sans impacter les équilibres de la biosphère. L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et si intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la nature en termes d’impact sur le système Terre.
C’est l’homme, avec ses 7 milliards de pèlerins et son industrie surpuissante, qui est devenu la principale force géologique sur la Terre. Le réchauffement climatique, les pertes en biodiversité, la déforestation, l’acidification des océans, les extractions massives d’énergies et de matières nécessaires à l’assouvissement des besoins d’une civilisation consumériste qui se mondialise, les rejets non recyclables de cette civilisation, … tout cela contribue à faire de l’homme et de son industrie le plus important facteur d’évolution des équilibres de la biosphère. Au cours des trois derniers siècles la population a été multipliée par dix, le nombre de têtes de bétail a progressé dans les mêmes proportions, la part des sols exploités est passée de 5% à 83% ; nous épuisons en quelques générations les réserves fossiles accumulées sur des millénaires ; le relâchement de CO2 dans l’atmosphère par la combustion de charbon et de pétrole est devenu deux fois supérieur à toutes les émissions naturelles ; plus de la moitié des quantités d’eau douce sont utilisées par l’humanité. On parle de notre entrée dans la « sixième extinction des espèces» depuis l’apparition de la vie sur terre, avec un taux de disparition qui serait de plusieurs centaines de fois supérieure au taux normal de rotation des espèces. Plusieurs des « services » rendus par la Terre à l’humanité seraient en voie de ralentissement : capture du carbone, pollinisation, protection contre l’érosion, régulation climatique, régulation des circuits hydrauliques… Avec l’Anthropocène, une chose devient évidente : nous franchissons des seuils, des points de retournement, les choses évoluent de façon excessivement rapide. Et nous peinons à comprendre comment réagir à cette prise de conscience. Comment faire pour qu’Anthropocène ne rime pas avec Apocalypse ?
La situation est inédite : nous sommes la première génération humaine qui constate à la fois les limites des ressources de la planète et sa capacité à détruire son propre milieu de vie. Nous sommes engagés dans un conflit entre l’évolution technico-économique de la civilisation occidentale et la survie de l’humanité. L’ampleur du phénomène confère à l’Anthropocène le statut de concept à la fois scientifique, philosophique, écologique, économique et surtout politique. C’est pourquoi on peut considérer le 29 août dernier comme la date d’une véritable révolution. Une révolution copernicienne. Aucun penseur, aucun homme politique, aucun artiste n’avait imaginé que l’homme puisse se hisser au niveau de la force de gravitation, de la tectonique des plaques, des fleuves, des vents, de l’érosion, des cycles du carbone pour interférer sur le cours des choses terrestres. En raison de son échelle, l’Anthropocène est un repère à partir duquel nous pouvons envisager une réévaluation de notre histoire et de nos perspectives. Copernic, Darwin, Freud avaient déjà imposé d’importants retournements de la compréhension des origines et des perspectives de l’humanité. L’Anthropocène invite à des reconsidérations de la même nature. Il impose, de la même façon, de repenser les tenants et aboutissants de l’aventure humaine tels que les a façonnés la civilisation occidentale. Et donc, sauf si nous souhaitons continuer à jouer à la roulette russe avec l’avenir de l’humanité, de nos stratégies.
Certes les débats ne sont pas clos. Les géologues n’ont pas encore déterminé la date de naissance précise de l’Anthropocène. Retiendra-t-on le milieu du XVIIIe siècle et l’apparition de la machine à vapeur, c’est-à-dire la naissance de l’ère industrielle ? Retiendra-t-on le milieu du XXe siècle avec l’invention de l’arme nucléaire, c’est-à-dire la mise au point de la première technologie susceptible d’anéantir l’humanité ? Ou retiendra-t-on la fin du XXe siècle, c’est-à-dire la chute du mur de Berlin et la naissance de la mondialisation financiarisée, émancipée de tout contrôle politique, mondialisation qui semble nous conduire tout droit, en accélérant, dans toutes les impasses stratégiques pointées à l’entrée dans l’Anthropocène ?
Qu’importe : nous ne sommes plus à l’ère de l’Holocène, cette ère dont nous n’étions que des acteurs secondaires, une espèce parmi d’autres espèces aussi influentes que la nôtre dans les équilibres de la planète. Nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, cette ère dont nous sommes les principaux acteurs. A partir de ce moment nous devons porter un regard différent sur nos stratégies économiques et politiques. Peut-on continuer sur nos voies productivistes et consuméristes actuelles à partir du moment où nous savons qu’elles hypothèquent l’avenir de la biosphère et de l’humanité ? Ne devons-nous pas modifier profondément nos stratégies d’innovation technoscientifique et de croissance économique ? Manifestement l’entrée dans l’Anthropocène implique de nouvelles responsabilités. Mais lesquelles, comment les identifier et les mettre en œuvre ? Quelle seront les stratégies qui permettront à l’humanité de survivre aux dégâts occasionnés par deux siècles d’innovations technoscientifiques et de croissance débridées, nous portant à présent aux limites de la biosphère ? Pour les pessimistes, la décision du 29 août 2016 représentera la « preuve » que la civilisation occidentale se rapproche de l’effondrement. Pour les optimistes, elle représentera la première pierre scientifique sur laquelle la reconstruction d’un nouveau système de valeurs et de priorités stratégiques sera envisageable.
Publication : Jean-François Simonin, 01 septembre 2016.