L’assimilation nazisme-communisme-keynésianisme au milieu du XXe siècle
On peine aujourd’hui à comprendre pourquoi les libéraux ont été amenés, au milieu du xxe siècle, à associer totalitarisme, communisme et keynésianisme dans leur bataille idéologique. Il n’est pas inutile, devant les accents totalitaires de l’engouement pour le tout numérique au début du XXIe siècle, d’en rappeler les raisons. Ces notions renvoient aujourd’hui pour nous à des réalités très différentes. Mais il n’en était pas de même au sortir des deux guerres mondiales qui ont failli précipiter l’Occident dans l’effondrement. Car le totalitarisme, et plus précisément le national-socialisme, n’était pas perçu par les libéraux comme un simple accident de l’Histoire. Ils étaient nombreux à le considérer comme une sorte d’aboutissement plus ou moins naturel de la forme de capitalisme en vigueur à partir de la fin du xixe siècle dans les principales nations occidentales. Pour certains analystes, l’Italie, et plus encore l’Allemagne, avaient surtout l’inconvénient d’être en avance sur les autres dans la matérialisation de ce destin totalitaire.
Que les analyses du socialiste chevronné Polanyi aient convergé sur ce point avec celle du néolibéral Hayek doit attirer notre attention. Pour Hayek, il faut partir de l’idée que les totalitarismes qui se sont imposés en Allemagne et en Russie ne sont pas apparus par hasard. Leur émergence n’est que le symptôme de ce qui pourrait se reproduire dans toutes les démocraties occidentales. Elle résulte d’un long processus d’incubation dont il faut chercher la source dans la manière de conduire l’État, le droit, la politique ainsi que l’économie. Pour Hayek les ferments du totalitarisme résident dans le rejet même du libéralisme. C’est dans la critique de l’individualisme, dans les utopies collectivistes, dans l’ambition de substituer au jeu du libre marché l’autorité d’une instance de commandement national que siège le point de départ de tous les totalitarismes, explique Hayek, qui identifie totalement la base doctrinale du communisme et celle du national-socialisme. Pour lui, c’est lorsque ces idées anti-libérales commencent à se diffuser dans les sociétés, lorsque les milieux intellectuels et culturels cherchent à les légitimer, lorsque les États se les approprient, que s’annonce « la route de la servitude ». La politique économique des nazis, analyse Hayek, a représenté une façon de subordonner l’économie à la politique ou à la société globale telles qu’ils la concevaient.
Au sortir de la seconde guerre mondiale le coup de force des néolibéraux a donc consisté à mettre dans le même sac le nazisme, le communisme, voire le keynésianisme[1], à titre de totalitarismes en germe, et de les présenter ensemble, dans une sorte de communauté de pensée, comme les ressorts profonds des pires horreurs politiques du xxe siècle. Le totalitarisme n’est pas derrière nous, laissaient entendre les néolibéraux au sortir de la guerre, il est devant nous, il va continuer à progresser et à se répandre si nous ne nous attaquons pas énergiquement à ses germes les plus virulents qui ont pour nom planification, contrôle de l’économie par l’État, centralisation, sécurité sociale, politique fiscale volontariste. Le néolibéralisme plonge donc d’abord ses racines dans une volonté obstinée de s’opposer aux nouveaux totalitarismes qui avaient laissé l’Europe à feu et à sang au milieu du xxe siècle. Les néolibéraux expriment une sorte de haine du collectivisme dont on doit comprendre les ressorts. « Nous avons toutes les raisons de supposer, dit Hayek, que les manifestations les plus répugnantes des systèmes totalitaires actuels ne sont pas des sous-produits accidentels, mais bien des phénomènes que le totalitarisme produit inévitablement tôt ou tard[2]. »
L’hydre totalitaire se cache pour Hayek dans toute manifestation d’un quelconque point de vue collectif. Comme par exemple dans cette remarque qu’il cite d’un ministre de la justice nazi, qui demandait, à propos d’une nouvelle théorie scientifique : « Est-ce que je sers par là le national-socialisme pour le plus grand profit de tous ? ». Il faut prendre au sérieux ces aberrations, dit Hayek, si incroyables qu’elles paraissent, et ne pas les traiter comme de simples « accidents, des sous-produits du système qui n’auraient rien à voir avec le caractère essentiel du totalitarisme. Elles sont tout autre chose. Elles dérivent du même désir de voir diriger chaque chose par une conception d’ensemble du tout[3] ». Hayek parle d’une « tragédie de la pensée collectiviste ». « Elle procède de la conception qui met la raison au-dessus de tout et aboutit à la dégradation de la raison parce qu’elle méconnait le processus dont dépend le développement de l’intelligence. Nous touchons là au paradoxe de toute doctrine collectiviste, de son exigence d’un contrôle conscient, d’un planisme conscient, ce qui impose inévitablement le pouvoir absolu d’un individu[4]. » Pour Hayek le national-socialisme n’est pas une simple révolte contre la raison, ni un mouvement irrationnel sans fond conceptuel. Il est au contraire l’aboutissement d’une longue évolution de la pensée qui a voulu mettre le collectivisme au centre de ses objectifs, « un collectivisme dépouillé de tous les vestiges de la tradition individualiste qui aurait pu en empêcher la réalisation. » Le vers du totalitarisme est dans le fruit de toutes les pensées collectivistes.
Il est inutile de nous attarder sur la légitimité d’une bataille contre le nazisme. En revanche il est plus intéressant de comprendre pourquoi le socialisme est aussi, chez Hayek un exemple de repoussoir. Le socialisme, dit-il, est né en réaction au libéralisme de la Révolution Française. Il a été dès le début franchement autoritaire. Le fond de pensée des écrivains français qui ont posé les fondations du socialisme est, selon Hayek, l’idée que le socialisme ne pourrait être vraiment mis en pratique que par un gouvernement dictatorial. Selon lui les fondateurs du socialisme ne faisaient pas mystère de leurs intentions à l’égard de la liberté. La liberté de pensée, notamment, a été pour eux source de tous les maux tout au long du xixe siècle. C’est notamment la lecture qu’il fait de Saint-Simon par exemple.
Mais il est encore plus troublant de saisir le motif de la haine néolibérale à l’égard du keynésianisme, alors même que Hayek est très sensible aux questions d’inégalités et très combatif vis-à-vis des risques de monopole. Dans La route de la servitude, « Lord Keynes » est cité en exergue du chapitre « les totalitaires parmi nous » pour illustrer « l’impression alarmante qui se dégage de quelques ouvrages anglais sur les idées dominantes en Allemagne » dans le premier tiers du xxe siècle. En vérité, « on ne pourrait pas trouver une page du livre d’Hitler que quelqu’un en Angleterre n’ait pas proposée pour notre propre usage[5] » dit Hayek avec les thèses keynésiennes en ligne de mire. Tout programme politique d’assistance, de solidarité ou de redistribution est pour Hayek contre-productif dans ses effets et représente un marchepied pour les totalitarismes de tous poils. « Un mouvement qui promet avant tout de nous enlever toute responsabilité ne peut être qu’antimoral dans ses effets, quelle que soit l’élévation morale qui lui a donné naissance[6]. » Ce que les libéraux avanceront fortement, à la suite d’Hayek, c’est que les politiques interventionnistes d’inspiration keynésienne, qui ont été déployées entre les années 1930 et 1960, c’est-à-dire avant et après la seconde guerre mondiale, auraient engendré une sorte de crise du libéralisme. Crise dans laquelle se seraient engouffrés les fascismes et socialismes avant la guerre, crise dans laquelle les démocraties occidentales pourraient glisser à l’issue de la seconde guerre mondiale si rien n’était fait pour l’endiguer énergiquement. Economie dirigée, planification, interventionnisme d’État, avec Keynes en adversaire doctrinal majeur, sont les cibles privilégiées des néolibéraux qui voient dans ces intentions typiquement politiques autant de manifestations d’un totalitarisme rampant. Hayek précise le point de conflit entre liberté individuelle et collectivisme tel qu’il le perçoit. « Les divers genres de collectivisme, communisme, fascisme, etc., diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous du libéralisme et de l’individualisme en ceci qu’ils veulent organiser l’ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin unique, et qu’ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes-puissantes. En bref, ils sont totalitaires au véritable sens de ce mot nouveau que nous avons adopté pour définir les manifestations inattendues mais inséparables de ce qu’en théorie nous appelons collectivisme[7]. »
Dans La Naissance de la Biopolitique, Michel Foucault a prolongé ces analyses. Le néolibéralisme, dit-il, a consisté à présenter le nazisme comme le prolongement naturel de toute politique interventionniste. Et non comme un accident historique ou une excroissance monstrueuse. « Je dirai que le coup de force théorique, spéculatif, des néolibéraux allemands devant ce système nazi a été de ne pas dire, comme la plupart des gens disaient à l’époque, et surtout les keynésiens bien sûr : ce système économique que les nazis mettent en place, c’est une monstruosité… Ils disent : le nazisme, c’est une vérité[8]. » Les néolibéraux ont d’abord étendu cette analyse à la situation anglaise, critiquant le plan Beveridge des années 1943-44, explique Foucault, en le présentant comme la préparation d’une politique nazie pour l’Angleterre. Le nazisme, disent les néolibéraux, n’est rien d’autre que l’aboutissement d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. En passant, ou non, par une période de dépérissement de l’État avant récupération par la figure d’un totalitarisme qui aura beau jeu de se présenter comme le seul recours possible devant la perspective d’effondrement d’une nation.
Il est instructif de méditer ces allers-retours de l’histoire quant à l’interprétation des politiques publiques. Surtout à une époque où nous constatons le déploiement d’une raison numérique à l’échelle de la planète, sur fond simultanément de concentration croissante des pouvoirs, d’accroissement des inégalités, de raréfaction des ressources et de replis identitaires.
[1] Pour Polanyi également, pourtant éminent promoteur de la nécessité d’une protection sociale forte, il « y avait une ressemblance entre les régimes naissants, le fascisme, le socialisme et le New Deal, mais elle tenait uniquement à leur abandon des principes du laissez-faire ». Polanyi, Ibid., p. 331.
[2] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 100.
[3] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 118.
[4] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 120.
[5] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 134.
[6] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 153.
[7] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 47.
[8] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard, Seuil, p. 113.
Publication : Jean-François Simonin, décembre 2017