Le développement, un mythe occidental
Il est intéressant de revenir sur le concept de développement économique, ainsi que sur les raisons qui lui ont conféré soudainement, vers le milieu du xxe siècle, les allures d’une quasi mission civilisatrice. Le développement a alors acquis un statut qui le portait au niveau d’idéaux tels que l’égalité ou la liberté. Mais ce concept charrie de lourds présupposés qu’il s’agit de secouer dans nos esprits habitués à penser que le développement est un indicateur pertinent pour la mesure d’un progrès de l’humanité au sens le plus global. Il est déjà surprenant de constater à quel point il est récent. Les analyses de Gilbert Rist et de Serge Latouche représentent de bonnes introductions pour rafraichir nos regards habituels sur les orientations, les rythmes et les objectifs de cette notion de développement, dénommée aujourd’hui croissance économique.
Le point de départ de l’idée de développement, appliquée à la chose économique, date selon Rist de 1949, lorsque le président américain Truman consacra l’entrée en scène du concept de « sous-développement » dans le fameux point IV de son discours d’investiture. Avant ce discours, explique Rist, le développement était ce qui « se produit sans qu’on y puisse rien changer, mais l’apparition du sous-développement évoque non seulement l’idée d’un changement possible en direction d’un état final, mais surtout la possibilité de provoquer ce changement. Il ne s’agit plus seulement de constater que les choses se développent, on pourra désormais développer. Le développement prendra alors un sens transitif (celui d’une action exercée par un agent sur un autre) correspondant à un principe d’organisation sociale, tandis que le sous-développement sera considéré comme un état qui existe naturellement, c’est-à-dire sans cause apparente »[1]. Mais comment ce concept en est-il venu à modifier si profondément les relations internationales ?
Jusqu’alors les relations Nord/Sud étaient largement organisées selon l’opposition colonisateurs/colonisés. La nouvelle dichotomie « développés/sous-développés » propose un rapport différent, conforme à la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme et à la progressive mondialisation du système étatique… Le colonisé et le colonisateur appartiennent à des univers non seulement différents mais encore opposés et, pour réduire la différence, l’affrontement -la lutte de libération nationale- paraît inévitable. Tandis que le « sous-développé » et le « développé » sont de la même famille ; même si le premier est un peu en retard sur le second, il peut espérer combler l’écart[2].
Rist conçoit ce concept de développement comme un paravent derrière lequel peuvent plus facilement s’avancer des projets postcoloniaux, souvent portés par les multinationales, sous les habits d’une mission civilisatrice vis-à-vis des plus nécessiteux. Quiconque veut aider un pays pauvre à se développer mérite bien qu’on lui pardonne quelques dégâts sociaux ou environnementaux.
Pour Serge Latouche la pensée du développement s’insère historiquement entre les pensées du colonialisme, qui le précède, et celles de la mondialisation, qui lui succède. Le concept de développement en général, selon lui, a toujours affaire avec la croissance économique. En dehors de la mythologie de la croissance la notion de développement ne correspondrait à aucune des aspirations fondamentales de l’humanité. Au contraire, elle serait même dépourvue de sens pour les éthiques traditionnelles, notamment toutes celles qui enseignaient comment « emprunter la terre à nos enfants », et les pratiques qui lui sont aujourd’hui liées seraient apparues impensables, voire interdites. C’est pourquoi Latouche distingue ce qu’il nomme le « développement réellement existant » du concept mythique de « développement » qui n’aurait aucune signification politique particulière.
On peut définir le développement réellement existant comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s’agit d’exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources naturelles et humaines. Entreprise agressive envers la nature comme envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la poursuit, une œuvre à la fois économique et militaire de domination et de conquête. C’est le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis trois siècles, qui engendre la plupart des problèmes sociaux et environnementaux actuels : exclusion, surpopulation, pauvreté, pollutions diverses, etc.[3]
Vue sous cet angle la notion de développement perd certains de ses oripeaux. D’autant qu’à long terme les taux de croissance actuels, même largement freinés par la crise de 2008, restent totalement incompatibles avec l’idée même d’une survie de l’humanité. Rappelons qu’une croissance annuelle de seulement 1 % correspond à un triplement sur un siècle. Une croissance de 2,2 % par an suffit à un doublement à l’horizon d’une seule génération. Et rappelons que toute augmentation de la croissance économique s’accompagne d’une croissance du même ordre en matière de consommation d’énergie et, dans une mesure légèrement moindre, de consommation de matières premières. Car en effet, malgré de nombreuses tentatives et d’innombrables déclarations contradictoires, nous ne sommes toujours pas parvenus, au début du XXIe siècle, à opérer un découplage signification entre croissance économique et consommation de ressources primaires. Rappelons enfin que l’humanité (essentiellement sous l’emprise de l’Occident jusqu’à présent) a déjà une empreinte écologique annuelle supérieure aux capacités de régénération de la planète depuis le milieu des années 1980. Si nous puisons déjà largement dans les stocks de la biosphère dès aujourd’hui (la charge écologique globale de la planète est excédentaire d’environ 40 % en 2017), par quel miracle pourrait-on poursuivre ce type de développement sans perturber gravement les équilibres de la biosphère et, pesons les mots, sans remettre en cause l’avenir de l’humanité ?
Le concept de développement suscite des interrogations depuis quelques décennies déjà. D’où l’introduction dans la notion de développement au sens large d’autres indicateurs que la seule mesure de la croissance économique. Amartya Sen a proposé, dès la fin du xxe siècle, de considérer le développement comme un processus d’expansion des libertés individuelles dont jouissent les individus[4]. Avec cette notion Sen voulait englober non seulement les indicateurs de croissance du produit national brut, mais aussi les indicateurs de pouvoir d’achat, de degré d’industrialisation, de progrès technologiques ou même de modernisation sociale. Chacun de ces indicateurs, expliquait-il, participe à l’amélioration des conditions de vie des individus dans le monde. Mais aucun de ces indicateurs ne peut se prévaloir d’une quelconque prééminence : le développement réel, dans la vie des gens, correspond à l’accroissement de liberté qui résultera de la progression de ces vecteurs de progrès. « Si la liberté est ce que le développement promeut, alors c’est sur cet objectif global qu’il faut se concentrer et non sur un moyen particulier ou un autre, ni sur une série spécifique d’instruments. »[5]
L’enquête BH22 reprend en partie les raisonnements de Sen et de ses disciples : à partir du moment où l’on définit l’accroissement des libertés individuelles comme mesure du développement, on devra focaliser l’attention sur les fins en vue desquelles le développement aura à être dirigé. Nous aurons à relativiser les moyens de ce développement – croissance économique, progrès technique, etc. – pour nous focaliser sur ses fins – liberté chez Sen, avenir de l’humanité à l’horizon du xxiie siècle dans la présente enquête. Chez Sen, le véritable développement consistera à exiger la suppression progressive des principaux facteurs qui entravent la liberté : tyrannie, pauvreté, absence d’opportunités de progression pour chacun, inexistence de services publics, de systèmes de solidarité, intolérance ou répression de la part de régimes totalitaires. Le fait générateur de la thèse de Sen est le constat d’un immense déni de liberté, à l’échelle du monde, concomitant avec le constat d’une prospérité économique sans précédent. L’éventail des libertés dont de larges fractions de l’humanité restent privées est pour Sen inadmissible, et il s’agit pour lui d’élaborer les outils qui permettront la réévaluation des stratégies publiques et privées en vue d’un accroissement des libertés individuelles.
Mais cette louable intention ne suffit pas. D’abord il faut mesurer à quel point elle rencontre des difficultés à imposer ses vues aux principaux acteurs de la mondialisation, privés et publics. Ensuite elle peut aussi représenter un excès de focalisation sur le présent. Dans l’esprit de la présente analyse, réduire les inégalités peut effectivement représenter un objectif stratégique prioritaire. Mais mesurer tout progrès en termes d’accroissement des libertés individuelles ne peut représenter une priorité équivalente, bien au contraire : avant cela nous avons à nous interroger sur les multiples facteurs de réduction du champ des possibles à venir, pour les générations présentes et pour les générations futures. La prise de conscience de notre entrée dans l’ère de l’anthropocène renverse ici l’ordre des priorités. Il ne servirait à rien de chercher à augmenter les libertés individuelles de 8 milliards d’individus dans un monde qui serait voué à s’éteindre, surtout si c’est en raison de ces objectifs d’augmentation des libertés que cette extinction risque de s’accélérer.
[1] Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, p. 128-129.
[2] Ibid., p. 139.
[3] Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde, Parangon, 2005, p. 28-29.
[4] Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, [1999], Odile Jacob, 2003.
[5] Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, p. 15.
Publication : Jean-François Simonin, novembre 2017.