Tout juste un demi-siècle après la sortie du rapport Meadows au Club de Rome en 1972, on devrait tenter un prolongement des réflexions qu’avait fait naître ce travail pionnier de prospective à l’échelle du monde. Non pas un prolongement dans l’analyse des limites de la pensée occidentale du développement – de ce côté-là, ce rapport était si pertinent qu’il n’y a pas grand-chose à lui ajouter aujourd’hui. Plutôt un prolongement dans le sens de l’identification des moyens susceptibles d’initier la révolution copernicienne que ce rapport appelait. Car on peut le dire aujourd’hui : ce rapport, contemporain de la conquête spatiale, de l’abandon de l’étalon or, de la poussée de la mondialisation de l’économie et de l’accélération de la vague néolibérale qui allait déferler sur le monde, n’a eu aucun impact concret sur la marche du monde. L’immense retentissement de ce rapport, dès sa sortie et jusqu’à nos jours, n’a pas suffi à faire franchir le stade des alertes. Il n’a conduit à la concrétisation d’aucun infléchissement significatif des stratégies des principaux acteurs de la trajectoire néolibérale de l’économie mondialisée. Tous continuent à avancer dans la direction d’une destruction des conditions matérielles de la vie humaine sur cette Terre – ce que le concept d’anthropocène, dont la première formulation date du tout début du XXIe siècle, permet de préciser.
Le moment est venu d’ouvrir ce chantier car, après deux décennies de sidération consécutive à la compréhension des implications de la « révélation » anthropocène, après la période de découragement face à l’immensité des problèmes soulevés par cette prise de conscience, après un certain laisser-aller à la perspective « effondriste », – une possibilité de rebond semble se dessiner : en conséquence de la violence du diagnostic anthropocène, nous sommes contraints de reconsidérer la place de l’humain dans le tout du monde – vivants et non vivants compris. De nombreux chercheurs se sont engagés sur de nouvelles pistes pour comprendre l’émergence du phénomène humain à la lumière des enseignements de l’anthropocène. Notamment dans le domaine de l’anthropologie, de la paléontologie, de l’histoire et de la préhistoire. Ils montrent que la spécificité de l’humain ne réside peut-être pas là où on l’avait imaginée jusqu’à présent. Ils invitent à concentrer nos efforts en direction d’une redynamisation de l’ensemble du tissu du vivant, et à reconsidérer les tenants et aboutissants de l’aventure humaine sur cette Terre en fonction de cette perspective. Mais pour ce faire, ils percutent frontalement les piliers actuels de la rationalité occidentale : innovation, développement, émancipation, c’est-à-dire les plus beaux fleurons de la pensée occidentale, semblent devenus inopérants. Même si aucun nouveau fondement ne parait à ce jour avoir la solidité requise pour servir de point d’Archimède à l’élaboration d’un nouveau projet de civilisation, la perspective ouverte par ces recherches est prometteuse. Il n’est pas certain qu’elle suffise à contrecarrer les implications mortifères de plus de deux siècles de gabegie « développementiste », mais il vaut la peine d’y regarder de plus près.
Le constat radicalement nouveau est que le monde ne va plus de soi. La pérennité du monde, notamment du monde humain, n’est plus assurée ; il se pourrait que l’écoumène terrestre ne soit bientôt plus à même de supporter l’existence de certaines formes de vie complexes, dont l’humain. Ce constat, énorme, est profondément désarmant. Le vaisseau spatial Terre, tout petit et fragile dans l’univers, qui comprend à son bord de huit milliards d’humains hautement agissants sur les équilibres biophysiques de l’écoumène terrestre, est à la dérive du point de vue écologique et humain. Sa capacité à soutenir durablement la vie humaine est en question. Il ne s’agit plus d’un doute lié au refroidissement du soleil, ni d’un risque d’être percuté par une météorite venue d’ailleurs, comme celle qui semble avoir causé la fin du règne des dinosaures. Il ne s’agit plus d’un danger qui s’exprimerait en dizaines de siècles, ou de millénaires. Il s’agit d’un risque de dérèglement imminent, voire déjà engagé, d’une possibilité de franchissement à court terme de seuils irréversibles pour le maintien des conditions biophysiques et climatiques de la vie des grands vertébrés dans la biosphère.
Mais justement, si le monde ne va plus de soi, il vaut la peine de s’en occuper. L’humanité, devenue capable d’interférer avec les équilibres de la vie sur Terre, doit acquérir la capacité de faire en sorte que ses immenses pouvoirs aboutissent à autre chose qu’à sa propre destruction. L’humanité, temporairement dépassée par les conséquences de ses propres stratégies d’exploitation du globe, doit corriger cette déficience et faire du souci du monde sa priorité. La thèse soutenue ici consiste à penser que nous devons passer d’une culture du progrès, qui sous-entendait la permanence du monde et se résumait au débat sur les modalités de l’exploitation optimisée du donné naturel, à une culture de l’espérance, c’est-à-dire une culture qui aura pleinement intégré la fragilité du monde et de son avenir sous influence anthropique, pour faire de cet avenir le souci essentiel de ses pensées, de ses sciences, de ses techniques, de son économie, de son art de vivre, de sa spiritualité – en un mot, de son humanité, une humanité réinventée, restructurée, recentrée sur son cœur de métier, le métier de vivre, en concessionnaire et non en exploitant de la planète.
La Modernité a fait fausse route en mettant l’homme, et non le monde, au centre de ses réflexions, avait diagnostiqué Hannah Arendt dès le milieu du XXe siècle. Il en a découlé près de trois siècles d’un anthropomorphisme qui a surtout servi d’œillères pour la civilisation occidentale. Ses leaders religieux, scientifiques, politiques puis économiques ont orchestré l’exploitation du globe terrestre avec une voracité telle qu’aucune civilisation ne l’avait jamais réalisée et systématisée ainsi, et ceci à une échelle planétaire. Peut-être la Modernité n’avait-elle pas imaginé, au départ, les implications mortifères de sa rationalité. Mais c’est à présent clair : il n’y a plus de Terre capable de supporter l’idéal de progrès promu par l’Occident depuis plus de deux siècles. Les notions de développement et d’émancipation sont frappées d’inanité, elles deviennent creuses. Le rêve est brisé, notamment, pour une grande partie de l’humanité qui prend conscience qu’elle ne pourra jamais participer à la fête que lui avait promise l’Occident pour lui faire abandonner ses traditions et ses cultures ancestrales.
La priorité consiste à rehausser le niveau de conscience collective à propos des enjeux contemporains de civilisation – expliquer en quoi ils sont devenus des questions de subsistance. Il s’agit de compléter la configuration cosmopolitique contemporaine, bien réelle dans les faits, notamment dans l’économie mondialisée du XXIe siècle, d’une véritable conscience cosmopolitique. Mais cette fois, il faudra opérer cette mutation sans recourir à la désignation d’un ennemi commun. Par exemple, désigner comme ennemi le capitalisme ne suffira pas. Bien sûr, l’organisation capitaliste de l’économie mondiale est la principale responsable du saccage de la nature et d’une grande partie des impasses stratégiques contemporaines. Mais le capitalisme n’est que l’expression, la mise en œuvre d’une idéologie du progrès et de la démesure dont il faut comprendre les ressorts si l’on souhaite pouvoir en désamorcer les causes profondes. D’ailleurs, ce n’est pas d’une victoire au sens classique que nous avons besoin. Il s’agit, pour la première fois dans l’histoire humaine, d’envisager une intégration et une évolution qui ne reposent pas sur le binôme ami-ennemi. Certes, d’un point de vue historique, l’invention de l’État-nation avait permis une relative stabilisation des relations humaines jusqu’à nos jours. Mais ce concept se révèle inadapté à la résolution des enjeux planétaires qu’il s’agit d’affronter aujourd’hui. Il s’agit de coopérer entre amis, alors même que nous n’avons plus réellement d’ennemis identifiés – situation nouvelle et pour laquelle nos dispositifs politiques sont mal outillés.
Jean-François Simonin, août 2023