Les nouveaux agents de transformation du monde
Le champ d’action des TGE (Très Grandes Entreprises) est, au début du XXIe siècle, impressionnant : maîtrise des ressources, capacité d’action collective, très forte réactivité, capacité de déployer des stratégies à la fois locales et internationales, maintien et développement des compétences, capacité de se mobiliser rapidement autour de projets collectifs de très grande envergure. Assurément la grande entreprise contemporaine est une forme organisationnelle exemplaire, dans de nombreux registres, secteurs, marchés. Au début du xxie siècle, son efficacité tranche avec la lourdeur de fonctionnement des États-nations et leur incapacité à résoudre les problèmes de la planète au moyen d’une coordination internationale efficace. La TGE est anonyme (actionnaires multiples, manageurs substituables) et non rattachée à un territoire. Elle n’est pas vraiment localisable car, si son siège social est bien implanté quelque part, l’ensemble de ses activités ne forme pas un groupe uni juridiquement parlant. D’aucun lieu de la terre on ne peut interférer sur l’ensemble des filiales qui bénéficient d’une plus ou moins grande capacité d’autonomie. Aucune théorie économique ou politique ne rend réellement compte de cette situation ; mais le fait est que les TGE ne se contentent plus d’exercer leurs pressions sur les processus politiques, elles en deviennent souvent des acteurs directs majeurs.
Les TGE sont en croissance, au début du xxie siècle, à un rythme supérieur à celui des plus petites entreprises. Car elles sont encore en phase de concentration. Selon P.Y. Gomez, en 2010, 58 entreprises dépassaient en France le chiffre d’affaires annuel de 7,5 milliards d’euros. « En vingt ans leur chiffre d’affaires moyen a doublé, lorsque celui des autres entreprises est resté stable, leur effectif moyen a progressé de 68 %, atteignant 106 000 salariés par entreprise, quand celui des autres entreprises a légèrement baissé. Elles ont assuré 90 % des investissements entre 1992 et 2010 et 90 % de l’ensemble des dividendes versés. Leurs capitaux propres ont augmenté de 265 %, trois fois plus que celui des PMI. Leur capitalisation boursière, multipliée par quatre entre 1992 et 2010, représente désormais 90 % de la place de Paris[1]. » Ce rythme global de progression des TGE, en période de très faible croissance, témoigne de l’importance grandissante que continuent à prendre ces grandes entreprises dans l’ensemble du dispositif économique contemporain.
Il n’existe pas d’indicateur unique capable d’illustrer la puissance de ces grandes entreprises de façon pertinente. Le chiffre d’affaires est certainement le critère le plus parlant, mais la capitalisation boursière, le nombre d’implantations dans le monde, le montant des capitaux immobilisés, le nombre de brevets détenus, l’importance des clients en portefeuille… tous ces indicateurs peuvent avoir un certain sens. Surtout, le nombre d’emplois des grandes entreprises reflète leur poids dans l’organisation de la vie sociale. « … ainsi, en 2013, Wal-Mart (grande distribution) emploie 2,2 millions de personnes, soit l’équivalent de la population active de l’Irlande ; McDonald (groupe et franchisés) emploie 1,7 million de personnes ; UPS (messagerie) fait travailler 600 000 employés, soit l’équivalent de l’Ile Maurice. Trois multinationales du secteur de l’énergie (China National Petroleum Corporation, State Grid Corporation of China, Sinopec), non cotées, emploient plus d’un million de personnes »[2]. Les TGE se consacrent souvent à un cœur de métier très circonscrit, à un nombre d’activités très réduit, mais exploités à une très grande échelle, souvent planétaire. Leur objectif stratégique est souvent de faire de la maîtrise d’un petit groupe de matériaux ou de compétences de base la colonne vertébrale d’une position dominante, si possible monopolistique, afin de concevoir, produire et commercialiser ces compétences sur toute la surface du globe. Les marchés mondiaux des minéraux, des denrées agricoles, du pétrole, de l’automobile, de l’aviation civile, par exemple, sont dominés par une poignée d’acteurs. On estime qu’une centaine d’acteurs se partagent l’essentiel des secteurs industriels et des services. Les TGE déploient ouvertement des stratégies de dénationalisation et de globalisation : elles visent à instaurer des positions mondiales dominantes à partir desquelles elles imposeront aux États leurs conditions d’implantation.
Des problèmes spécifiques apparaissent avec l’émergence de ces entreprises géantes : le territoire des TGE dépasse souvent celui d’une seule région ou nation, et elles sont parfois si puissantes qu’elles influencent à elles seules la situation globale de leur marché. Des lois antitrust avaient été introduites aux États-Unis dès la première moitié du xxe siècle pour encadrer la formidable accumulation de pouvoirs que ces entreprises pouvaient concentrer. Car le gigantisme de ces mastodontes économiques devient un problème pour le marché, pas seulement pour la démocratie. « Aucune théorie politique ou économique, explique Colin Crunch, ne peut démontrer comment nous pourrions confier nos objectifs collectifs à des grandes entreprises relativement indépendantes vis-à-vis des contraintes du marché, ou capables de les dominer, et qui sont en train de devenir la principale source de pouvoir, bien avant la politique. La théorie de l’école de Chicago et sa thèse sur le bien-être du consommateur essaient de répondre à cette question au niveau économique, de façon peu convaincante, mais elle n’arrive absolument pas à affronter les implications politiques de l’économie politisée, gouvernée par les monopoles, qu’elle légitime[3]. »
Il faut comprendre à quel point les TGE n’influent pas seulement sur les règles du jeu économique mondial ; elles participent très activement à la construction des sociétés humaines, et configurent une grande partie des comportements individuels. Leur puissance globale rivalise avec celle des plus grands empereurs, tsars et autres princes de l’Histoire. Elles contrôlent une grande partie des ressources mondiales – ressources naturelles, humaines, organisationnelles, financières, une partie non négligeable des ressources culturelles (brevets, publications, marques, œuvres d’art…). C’est à ce titre que nous pouvons dire qu’elles configurent une partie essentielle de l’avenir de la biosphère et de l’humanité. Elles représentent une véritable puissance de transformation du monde. Elles sont subrepticement passées à une dimension telle qu’elles représentent le principal agent de configuration de l’avenir collectif. Non seulement parce qu’elles continuent à se concentrer et à occuper un espace toujours plus grand dans la vie des hommes, mais aussi parce que leurs capacités d’intervention technoscientifique et industrielle, à l’échelle mondiale, les conduit à devenir le principal déterminant du cadre de vie future de l’humanité dans son ensemble, incluant les projets d’élaboration de normes, de niveau d’attention aux risques écologiques, aux conditions de travail des salariés, et aux conditions de solidarité en période d’éducation, de maladie, de retraite…
Olivier Basso a fait un résumé de ces influences indirectes des TGE sur les cadres de vie actuels en Occident « …dix groupes se partagent la plupart des grandes marques plébiscitées par les consommateurs du monde entier. Coca Cola, General Mills, Johnson & Johnson, Kellogg’s, Kraft, Mars, Nestlé, Procter & Gamble et Unilever se sont constitués des empires qui règnent sur nos réfrigérateurs et nos armoires, parfois discrètement. Evoquons également la puissance de Microsoft ou d’Apple, qui ont révolutionné notre rapport à la technologie et nos modes de travail, et créé de gigantesques communautés d’utilisateurs, les apports des géants du BTP (Vinci, Groupe ACS, Bouygues…) dont les chantiers innombrables structurent le design des routes, des ponts et des villes dans le monde. Pensons également aux groupes pharmaceutiques mondiaux (Novartis, Pfizer, Sanofi, Merck & Co, Roche…) dont les médicaments (Enbrel, Lentus, Remicade…) nous accompagnent au long de notre vie (anti rhumatismes, antiasthmatiques, antidiabétiques…)[4] ». Chacun comprend à quel point ces organisations géantes constituent des piliers de nos sociétés, qu’elles contribuent directement à façonner.
Les grandes entreprises ont sur l’état du monde une influence grandissante : elles conçoivent, produisent et commercialisent la plus grande partie des biens et services de consommation courante ; elles ont un rôle significatif sur l’élaboration et la diffusion des normes, autorisations, taxations au travers de leurs relations avec les pouvoirs publics ; elles emploient une grande partie des salariés et pèsent d’un poids considérable sur les économies et politiques sociales de secteurs et de territoires entiers. Enfin on peut dire qu’elles redessinent le cadre global de la vie humaine au travers de leurs différentes activités (faim, santé, souffrance, durée de vie…) ou de cette sorte de métaphysique de la rentabilité qu’elles distillent (gestion du corps et de l’esprit en fonction d’une certaine « efficacité » en soi, déclinaison individuelle de la rationalité néolibérale dont nous avons parlé) ou de leurs activités de lobbying dans diverses instances qui, en l’absence de gouvernement mondial, régissent des pans entiers de l’activité économique mondiale (Nations Unies, Think tanks, Société Mont Pèlerin, Forum de Davos, OMC, OCDE, FMI, Banque mondiale). Leurs ambitions affichées n’ont pas de limite. Eric Schmidt, le CEO de Google, veut « réparer tous les problèmes du monde », afin de « rendre ce monde meilleur ». Son collègue de Facebook, Mark Zuckerberg, feint davantage de modestie : « Le monde étant confronté à de nombreux enjeux majeurs, ce que nous tentons de mettre en place en tant qu’entreprise, c’est une infrastructure sur laquelle s’appuyer pour en dénouer un certain nombre. » Les TGE enclenchent des phénomènes industriels à grande échelle qui gagnent en importance et en ampleur, tout en étant animés par une dynamique globale hors de tout contrôle – la mondialisation. Cette dynamique globale n’est que l’agrégation d’un grand nombre d’actions individuelles dépourvues de toute intention de ce type. Mais justement nous ne pouvons plus, comme le pensaient Condorcet ou Smith, supposer qu’un grand nombre d’actions individuelles, prises isolément, doivent déboucher sur des résultats positifs pour l’humanité, qui plus est de façon régulière et persistante.
[1] Pierre Yves Gomez, « La firme géante, stade ultime du marché financier », Le Monde, 2 avril 2012.
[2] Olivier Basso, Politique de la Très Grande Entreprise, Leadership et démocratie planétaire, Puf, 2015, p. 26.
[3] Colin Crunch, L’étrange survie du néolibéralisme, p. 188.
[4] Olivier Basso, Politique de la Très Grande Entreprise, Leadership et démocratie planétaire, Puf, 2015, p. 31.
Publication : Jean-François Simonin, novembre 2017