Qu’est-ce que les techno sciences ?
Les premières analyses critiques radicales du processus de « progrès » technologique dans la civilisation occidentale se sont amplifiées au milieu du xxe siècle : le moment inaugural du basculement de l’évaluation globalement positive du progrès technique a été celui de l’emploi, en août 1945, des deux premières bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Ces évènements ont illustré avec force, de façon mondialement visible, à quel point l’utilisation du potentiel des sciences pouvait devenir dangereux, éventuellement suicidaire pour l’humanité. Quelques années plus tard la prise de conscience de la Shoa, de son étendue et de l’infernal complexe d’administration raisonnée, d’industrialisation et de logistique qui a conduit à ce génocide programmé, a encore élargi le cercle des doutes concernant la destinée à laquelle nous prépare le progrès scientifique et ses applications imprévisibles.
Depuis la fin du xxe siècle, la conviction selon laquelle tous les problèmes relatifs à la condition humaine peuvent trouver une solution d’ordre technico-scientifique est clairement remise en question par une grande partie des intellectuels, et une partie significative des citoyens. On parle de technosciences depuis quelques décennies pour caractériser ce nouveau contexte. Car la réalité contemporaine de la science moderne témoigne du fait qu’elle est devenue intrinsèquement technicienne. Il n’y a plus d’un côté la science, de l’autre ses applications. Science et industrie sont deux sous-parties d’un même processus de production. En effet le savoir que la science contemporaine produit est d’emblée un pouvoir, un pouvoir de faire, car la science est devenue mécaniquement active. Elle ne découvre pas réellement ses objets, elle les conçoit et les fabrique. Ainsi en va-t-il pour les nouvelles molécules en chimie, les nouveaux matériaux en plasturgie et métallurgie, les mutations génétiques en biotechnologie… La science secrète un ensemble de produits qui interfèrent avec le monde naturel, le modifient et ne peuvent plus s’en dissocier. Gilbert Hottois, artisan du terme technoscience dans les années 1970, résume bien ce nouveau contexte et pointe les sujets socio-politiques vers lesquels doit à présent s’ouvrir toute tentative de démarche prospective dans les domaines technico-industriels.
« D’où l’apparition, dès les années 1970, de la notion et du terme de « techno-science ». La techno-science ne laisse pas les choses telles qu’elles sont. Au contraire : des nouvelles particules aux nouveaux matériaux, des synthèses chimiques à l’ADN recombinant, de l’Intelligence artificielle aux nouveaux moyens de communication et d’information, sa puissance d’action et de production ne cesse de se développer et de faire apparaître tout le donné – la matière, le vivant, l’homme – comme transformable. Alors que la conception traditionnelle, pré-moderne et encore moderne, de la science la limitait à la représentation d’un donné naturel fondamentalement immuable, passible seulement de quelques adaptations techniques allégeant les servitudes matérielles de la condition humaine, les techno-sciences contemporaines ne cessent d’étendre l’éventail des possibles. Voilà pourquoi elles soulèvent nécessairement et intrinsèquement des questions de choix, de décision et de responsabilité. Voilà pourquoi la science est devenue, dès le projet de recherche, une affaire aussi économique, sociale, éthique et politique. La Recherche et le Développement techno-scientifiques ne sont plus supra ou extra sociaux : la R&D est dans la société, dépendante des composantes particulières de la société et des intérêts de ces composantes telles que les industries, les partis politiques, les communautés scientifiques, les associations de consommateurs, les banques, les Eglises, les collectifs de patients, etc.[1] »
De plus en plus ce sont les humains qui produisent le monde ambiant, les matériaux, outils, processus et leurs diverses interactions… L’exemple de la chimie est éloquent : on dénombrerait actuellement seize millions de substances chimiques, et ce nombre accroîtrait de près de un million par an.[2] Collaboration croissante et éminemment productive entre technosciences physiques, chimiques, biologiques, génétiques, souvent assistée par ordinateur. On parle de convergence entre ces nouvelles technologies NBIC (Nanotechnologie, Biotechnologie, Informatique et Connectique), en soulignant l’immense univers d’innovations qu’elles nous promettent. Les conséquences de cet état de fait à horizon BH22 sont vertigineuses, et interrogent très profondément sur la possibilité même d’élaborer une pensée de l’anticipation apte à dépasser le court terme dans les domaines techniques. Il faut le dire, la prospective ne semble apporter que peu de prise pour imaginer les résultats futurs des développements scientifiques en cours ; ce n’est pas la prospective, ce sont plutôt les incitations et contraintes économiques qui encadrent – ou canalisent – les résultats de la recherche.
Doit-on alors abandonner l’idée d’anticiper dans ce domaine de l’expérience humaine ? Pour nous laisser bercer par les surprises qui apparaîtront au fur et à mesure des développements techno-scientifiques, ou pour concentrer notre effort sur la bonne utilisation de ces développements ex-ante ?
« … La dépendance des sciences et des techniques à l’égard de la société qui les produit est loin d’être unilatérale et manifeste dans les effets socialement intensément transformateurs des découvertes et inventions techno-scientifiques : de la révolution copernicienne à la révolution génétique, l’histoire des sciences et des techniques en offre plein d’exemples. Les techno-sciences façonnent les sociétés au moins autant que celles-ci orientent celles-là. Cependant, non seulement les conséquences sociales, culturelles, économiques, morales d’une découverte-invention importante sont largement imprédictibles, mais, en outre, les découvertes et les inventions elles-mêmes sont imprévisibles, ce qui redouble la difficulté d’anticiper le futur de l’humanité que nous produisons, dès lors que l’on cherche à projeter l’avenir au-delà des prochaines années, au mieux de quelques décennies. »[3]
Cette situation pose donc un problème redoutable en matière d’anticipation. Contentons-nous ici de noter qu’à ce stade la civilisation occidentale reste dirigée selon des règles qui maximisent les mises sur le marché de toute innovation selon le principe général de Gabor, très rarement contrarié, qui veut que « tout ce qui est réalisable doit être réalisé ». On pourrait préciser au début du XXIe siècle : « tout ce qui est vendable sera vendu ». La futurologie américaine, qui inspire en grande partie les fantasmes de Wall Street, reste exclusivement dirigée par cette philosophie dont la Rand Corporation est le fer de lance depuis plus d’un demi-siècle. Et le monde suit, globalement, sans trop s’en émouvoir, alors que ce fonctionnement « autonomisé » des technosciences semble assez clairement remettre en cause sa propre capacité d’exister sur le long terme.
[1] Gilbert Hottois, Dignité et diversité des hommes, p. 136.
[2] Idem, p. 187.
[3] Id. p. 139
Publication : Jean-François Simonin, décembre 2012.