Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots, Odile Jacob, 2017.
Pourquoi ce nouveau livre sur le tsunami numérique actuel et ses implications ? Parce que le numérique bouleverse ce nouveau monde dont nous sommes les acteurs et producteurs semi inconscients d’une façon telle que l’éducation, la formation et le travail ne représentent peut-être plus la meilleure porte d’entrée dans la vie quotidienne au XXIe siècle. Et parce qu’un retour sur certains fondamentaux de l’évolution des espèces peut s’avérer utile. «Le tsunami numérique, l’intelligence artificielle et des robots de plus en plus auto-apprenants façonnent une nouvelle écologie aux intelligences multiples » (p. 239) et dans ce contexte il peut être intéressant de comprendre comment l’évolution semble avoir répondu par anticipation à certains de nos dilemmes civilisationnels.
Pascal Picq revient sur quelques questions d’éthique, celles qui concernent la relation entre les humains et les machines, celles notamment qui sont au cœur des recherches sur la robotique, les drones, les voitures sans chauffeur. « … ces promesses fondées sur la fin de la pénibilité préparent l’invasion des machines qui, non seulement, se substituent de plus en plus aux métiers de la production et des services, mais sont déjà devenues incontournables dans les professions utilisant la recherche et le traitement de données… Les robots et l’intelligence artificielle, le numérique, remplacent de plus en plus la main d’œuvre et, ce que n’avaient pas vu les utopistes, le cerveau d’œuvre ». (p. 270). Picq refuse d’entériner l’émergence d’un « autre monde, crépusculaire pour les grands signes, mais accueillant pour les robots sur une planète numérique où se posent de plus en plus vivement les questions de la liberté, de la vie privée, du travail et des revenus alors même que nous sommes complétement dépourvus de modèle de société. » (p. 281)
Un peu moins d’IA (Intelligence Artificielle), un peu plus d’IA (Intelligence Animale) pour davantage d’IA (Intelligence Augmentée), cette dernière devant nous aider à vivre avec nos nouvelles potentialités numériques pour assurer un futur meilleur à l’humanité – telle est la recette de Picq pour nous comporter au mieux dans « l’espace digital darwinien » qui vient. Il est vrai qu’à horizon BH22, les grands singes auront disparu et, à n’en pas douter, l’IA aura pris une grande place dans notre quotidien. Serons-nous toujours maitres à bord ? Certainement pas, explique Picq, et ceci pour une raison déjà identifiée par Pierre Boulle, l’auteur de la célèbre nouvelle de La planète des singes. Aucune catastrophe dans la nouvelle de Boulle, estime Picq, n’explique la prise de pouvoir par les singes : l’humanité est tout simplement devenue lentement décadente à partir du moment où elle a abandonné la maitrise de ce que l’homme avait appris à faire depuis deux millions d’années. C’est en tout cas la relecture que fait Picq de ce qu’il nomme « le syndrome de la Planète des signes ». Une humanité devenue passive, dit-il, dépendante des machines et des grands singes, sombrant dans la paresse physique et intellectuelle et passant insensiblement du statut d’Homo sapiens au statut de vulgaire consommateur de ce que ses propres machines « intelligentes » lui servent à manger, à travailler et à penser. Nous sommes déjà des millions à ne plus lire, ni marcher, ni réfléchir. Nous serons bientôt des milliards à ne plus savoir faire autre chose que répondre à des flux de messages futiles sur les réseaux sociaux et aux stimuli des annonces commerciales qui les accompagnent. Une paresse cérébrale s’empare de nous. « Il est fort probable que les causes mêmes de la déchéance de l’humanité ne proviendront pas des grands singes ou des robots – si les premiers disparaissent dramatiquement vite, les autres arrivent à toute vitesse -, mais de notre soumission à la passivité musculaire et neuronale. » (p. 245)
Raison de plus, explique Picq, pour observer comment se comportent les grands signes. En effet, on dirait que toutes les principales espèces de grands singes se sont déjà coltinées nos questions existentielles contemporaines. Picq montre comment le macaque rhésus expérimente les formes de domination et de gouvernance les plus contemporaines ; comment l’orang-outang nous conduit aux racines de la pensée sociale et solidaire ; comment le hurleur brun affronte la question des migrations ; comment le capucin fait ses calculs économiques ; comment le gorille habille ses stratégies les plus contestables d’une aura de fidélité et de droiture ; comment les babouins hamadryas se font flamboyants et séducteurs en politique ; et comment d’autres espèces encore expérimentent certaines des stratégies typiquement humaines que nous déployons dans les rayons des grandes surfaces commerciales, dans les strates de la vie professionnelle, ou dans les salles des marchés financiers.
Picq rappelle en passant la concomitance entre la découverte de l’évolution des espèces et l’idée de révolution industrielle ainsi que, plus anecdotique mais central pour le propos de l’ouvrage, la découverte de la diversité des singes. Mais il est surtout très fâché que l’on dépense autant d’énergie dès à présent à s’interroger sur les droits des robots alors que l’on n’a toujours pas statué valablement sur les droits des animaux – sur les droits du vivant en général, devrait-on préciser. Est-il admissible que les droits des robots soient déjà aussi élaborés, tandis que les animaux attendent toujours les leurs ? Là réside, selon lui, une inclination potentiellement suicidaire pour l’avenir du vivant. Réfléchir prioritairement aux droits universels de robots qui, pour l’heure, ne disposent d’aucune sensibilité ni conscience digne de ce nom, c’est leur préparer la voie royale pour une prise de pouvoir sur la nature et, par ricochet, sur l’homme. C’est pousser jusque dans leurs implications les plus manifestement écocidaires et génocidaires les stratégies d’une civilisation qui considère ses propres productions comme supérieures aux fondements naturels qui permettent l’émergence de ces mêmes productions.
« Comment apprendre à vivre avec ces nouvelles intelligences artificielles pour assurer un futur meilleur à l’humanité ? » Peut-être, donc, en comprenant mieux comment fonctionne le vivant, notamment les espèces évoluées, et en veillant à préserver leurs droits qui doivent rester prioritaires par rapport aux créations humaines et industrielles, fussent-elles numériques.
Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.