Comment le temps politique se raccourcit graduellement
Nous sommes entrés dans « une démocratie et un capitalisme trimestriels[1] », explique Al Gore. On comprend spontanément ce dont il s’agit : tant dans la sphère politique que dans la sphère économique, les horizons d’action se sont raccourcis. Les décideurs doivent rendre des comptes à leurs concitoyens ou actionnaires à des échéances de plus en plus rapprochées. De nombreuses études ont détaillé cette question : au final il semble que les horizons de réflexion dans le domaine politique ne peuvent plus qu’exceptionnellement s’extraire du cycle des élections dans les régimes démocratiques. Seules des circonstances particulières, comme par exemple la priorité donnée à la reconstruction en Europe suite à la seconde guerre mondiale, qui a donné lieu à un consensus social pour engager des « grands projets » comme le lancement en France d’un programme nucléaire, la mobilisation américaine qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, ou des coups d’État ou situations assimilées sont susceptibles de créer les circonstances propices à la réflexion, puis aux décisions engageant le long terme.
Or, c’est bien dans l’avenir à long terme que le changement climatique, par exemple, aura ses conséquences les plus dommageables. Chercher à ralentir ce changement est une entreprise qui demande des sacrifices au présent pour éviter des dommages dans l’avenir. Il existe pléthore d’études qui démontrent combien il serait profitable, sur le long terme, de s’attaquer dès aujourd’hui aux racines du problème. Le problème de fond est finalement qu’en l’état du fonctionnement actuel des démocraties libérales les gouvernants n’ont pas la légitimité requise pour s’y attaquer vraiment : ils n’ont pas été élus pour défendre les intérêts de ces générations à venir qui ne leur ont pas accordé leurs suffrages. Le long terme est donc très profondément un problème pour les démocraties libérales. A côté de l’innovation technologique tous azimuts incontrôlée, de la croissance économique destructrice de son propre milieu biophysique, il se pourrait que le mode d’organisation démocratique, dans son idéal le plus puissant et partagé au niveau mondial – mais aussi dans son incapacité à prendre en compte l’avenir collectif, représente lui aussi un obstacle pour une prise en compte adéquate du long terme.
On s’en aperçoit mieux depuis le début du XXIe siècle : il y a incohérence entre l’idéal d’augmentation des libertés individuelles selon le modèle des Lumières et la puissance acquise au fil des deux derniers siècles par ces individus – dont le nombre a par ailleurs été multiplié par sept depuis l’époque des Lumières. D’où une situation globale pratiquement ingouvernable, et un devenir collectif à long terme, dit Marcel Gauchet, que nous ne pouvons que « subir ». « Le changement est par essence le fait d’acteurs indépendants qui n’ont à se soucier ni du lien de leurs entreprises avec le fil d’un parcours, ni du cadre dont ils se trouvent être les agents. La figure de l’acteur collectif s’évanouit, sous les différents noms qui avaient pu lui être attribués, peuples, masses ou classes, tandis que s’efface du même mouvement la figure d’un devenir cohérent de nature à guider et rassembler les initiatives des uns et des autres. Il y a individualisation radicale de l’action historique en même temps que généralisation du statut d’acteur historique. Il s’ensuit le basculement dans un devenir dont le cours échappe à la prévisibilité. Son mode d’effectuation l’exclut par principe. Nous ne pouvons que le subir ».[2]
Au moment où la civilisation occidentale a mis au point et distribué sur la surface du monde de puissants outils de transformation de ce monde, elle prend conscience de son incapacité à faire autre chose que subir, jusqu’à présent sans capacité politique organisée à l’échelle du monde, les conséquences inanticipables de ses tactiques opportunistes. Il y a enfermement dans le présent, et incapacité politique généralisée de plus en plus manifeste à aborder les questions de transformation de ce monde sur le long terme. « Le futur nous échappe d’autant plus sûrement qu’il se donne comme à faire de part en part », poursuit Gauchet, et « nous touchons en ce point au noyau structurel de présento-centrisme caractéristique de notre moment[3]. » Il y a, profondément ancré dans notre conception du progrès, un privilège du présent qui menace d’aboutir à des impasses stratégiques irréversibles. Le modèle d’émancipation humaine conçu comme un accroissement des droits individuels, sans contrepartie en termes de responsabilité collective sur le long terme, aboutit à une impasse de civilisation. Et, poursuit Gauchet, cet avenir que nous fabriquons quotidiennement de nos propres mains, « ne constitue pas un surmoi en mesure de nous dicter nos devoirs… Présentéisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement[4]. »
[1] Al Gore, Le futur. Six logiciels pour changer le monde, p. 28 et 29.
[2] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 402.
[3] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 403.
[4] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 403-404.
Publication : Jean-François Simonin, février 2018